L’ouvrage, dense et remarquablement édité, ouvre sur 170 images. Ce sont celles du film du magasin marqué NN, soit « November, November », de l’un des quatre appareils photographiques Hasselblad 500 embarqués à bord. Les trois membres de l’équipage – Eugene Andrew Cernan, Ronald Ellwin Evans et Harrison Hagan Schmitt – ont réalisé en tout 3581 clichés, parmi lesquels celui numéroté A517-148-22726 qui deviendra la future « Bille bleue ». Les deux tiers des prises de vue du film NN nous montrent la Terre.
La course à l’espace

Dans le contexte de la guerre froide, les États-Unis et l’Union soviétique se livrent alors une concurrence débridée pour la conquête de l’espace. Dès 1957, l’URSS caracole en tête en lançant à l’assaut de l’espace ses Spoutnik, avec à leur bord des animaux, puis les vaisseaux Vostok, qui véhiculent des humains. En 1959, la première sonde russe a foulé le sol sélène et une deuxième sonde rapporte la première photographie de la face cachée de la Lune. Le 12 avril 1961, le russe Youri Gagarine est le premier humain à entrer en orbite autour de la Terre.
Un mois après l’exploit de Gagarine, le 25 mai 1961, John Fitzgerald Kennedy annonce devant le Congrès américain que son pays se lance dans la course à l’alunissage. Ce sera la mission du programme Apollo (1961-1972).
À peine trois mois après cette annonce, l’Union soviétique marque un nouveau point : en août 1961, le tout jeune Gherman Titov tourne 17 fois autour de la Terre et devient le premier humain à réaliser une photo de la Terre depuis l’espace. Si Gagarine s’était extasié devant cette Terre ronde et bleue, belle « au-delà des mots », Titov questionne déjà le sens de ce qu’il vient de vivre :
Je reviens du cosmos, camarades. […] De là-haut, camarade Khrouchtchev, tous étaient mes frères, bourgeois et ouvriers, intellectuels et sous-prolétaires, Russes et Américains ! Je le sais, camarade Khrouchtchev, c’était une illusion d’optique, et, au contraire, plus vaste et irrémédiable était l’abîme entre nous qui volions dans le cosmos et les milliards de misérables accrochés à la Terre comme des insectes désespérés [2].

À partir de 1965, la NASA, ayant compris l’importance de la photographie pour sa communication, dotera ses astronautes d’appareils photographiques spécialement adaptés aux conditions particulières des vols spatiaux. Grâce à un simulateur à échelle réelle, long d’une vingtaine de mètres, ils sont même préparés au spectacle qui les attend dans l’espace (p. 25-26). Les États-Unis semblent d’ailleurs gagner la course quand, en juillet 1969, la mission Apollo 11 permet à un humain, Neil Armstrong, de poser pied le premier sur la Lune.

Des images, mais pourquoi ?
Face à ses enjeux militaires, économiques et idéologiques, l’intérêt pour la conquête spatiale est largement entretenu dans la culture populaire. Dans les films Man in Space, Man and the Moon ou Mars and Beyond de la série télévisée « Disneyland », diffusés à partir de 1955, Wernher von Braun, le directeur du centre de vol spatial de la NASA, fait de la vulgarisation scientifique. Le regard est alors tourné vers l’infini de l’espace, « vers les plus brillantes perspectives qu’ait jamais connues l’humanité » [3].
Pourtant le film 2001. L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, sorti à l’automne 1968, nous fournit peut-être un indice sur le trouble qui s’immisce dans les esprits. La dernière scène montre un fœtus qui regarde la Terre, autour de laquelle il est en orbite. La question est posée : entre utopie et technologie, où nous mène la conquête spatiale ? Alexandre Chollier questionne ici le poids réel de ces clichés dans la conscience collective.
« Why haven’t we seen a photograph of the whole Earth yet ? » (« Pourquoi n’avons-nous pas encore vu une photographie de la Terre entière ? ») lit-on sur des pins vendus en 1967 sur les campus états-uniens par Stewart Brand, qui lance l’année suivante le Whole Earth Catalogue, un catalogue de vente d’objets et de livres à destination de la contre-culture californienne adepte du do-it-yourself (DIY). « Nous sommes des dieux, écrit Brand, et nous ferions bien d’être bons dans ce domaine » (p. 10). La conscience écologique est là, le doute existentiel aussi, comme le formulent notamment Hannah Arendt et Henri Lefebvre (p. 12 et 13).

C’est à ce moment que l’humanité se voit offrir « Earthrise », la première image photographique d’un « lever de Terre », prise par Bill Anders lors de la mission Apollo 8, le 24 décembre 1968. C’est à cette première icône de notre condition humaine que répondra la « Bille bleue ». Si la NASA a commandé cette image à l’équipage d’Apollo 17, c’est aussi que depuis les premiers pas sur la Lune de la mission Apollo 8, d’ailleurs retransmis en direct à la télévision, l’intérêt du public semble s’essouffler.
Le hors-champ
Aujourd’hui, force est de constater que les deux icônes « Earthrise » et « The Blue Marble » n’ont pas ébranlé les consciences au point d’infléchir la marche du monde. Pour comprendre, Alexandre Chollier propose de « les défaire de toute la gangue qui les entoure (mise en scène, imaginaire, mythe) et de prendre un peu de recul » (p. 13). C’est dans le « geste photographique » et la « réalité technique » qu’il explore le hors-champ de la mission Apollo 17. Il entre dans la cabine, assiste aux manœuvres et relate les échanges entre les membres de l’équipage. Il scrute longuement les pensées de chacun :
« C’est la Terre que les astronautes veulent voir. C’est la Terre qu’ils photographient, une fois complété le protocole photographique relatif aux différentes manœuvres du vaisseau. Et quand il est question, au bout d’environ trente-huit heures de vol, de préparer le module de commande pour la suite des opérations et de leur enlever cette vue, leur réaction et immédiate : pourrions-nous la regarder encore un peu ? » (p. 35).

C’est Evans qui réalise la série de trois clichés qui contient la « Bille bleue », la 120e du magasin NN. L’image A517-148-22726, centrée sur le sud de l’Afrique, montre la Terre avec le nord en haut, et c’est bien ainsi que l’astronaute l’a vue et photographiée. Les premiers scans, réalisés en 2004, étaient à l’envers, ce qui a pu faire croire que les photographies avaient été tournées à postériori pour se conformer à la représentation occidentale habituelle des cartes. Le remastérisation des scans en 2015 les a remis dans le sens originel. Peut-être Evans a-t-il attendu le bon moment lors d’une rotation de la capsule ou peut-être s’est-il tout simplement retourné. Contrairement au cliché de « Earthrise », dont l’orientation a été modifiée de 45 degrés pour que le sol lunaire se trouve en bas de l’image et imite ainsi un lever de soleil sur la Terre, la « Bille bleue » a bien été saisie telle qu’elle est reproduite. Le risque d’une surinterprétation des images n’étonne pas vraiment quand il s’agit d’un sujet aussi sensible...
Ce texte met en résonance les enjeux symboliques de l’évènement particulier qu’a été la confrontation de l’humanité avec l’image de son (unique) foyer terrestre. Au fil des pages, l’auteur nous engage dans une réflexion philosophique sur le sens social des images, qui se dérobent presque à l’analyse quand elles montrent ce qui conditionne notre propre existence. « N’oublions pas qu’il existe de nombreuses façons de voir la Terre, qui plus est lorsque nous allons là où les images nous emportent par elles-mêmes […] », conclut Alexandre Chollier (p. 41).
Effectuée entre le 7 et le 19 décembre 1972, la mission Apollo 17 était la dernière du programme spatial de la NASA. À ce jour, son équipage est le dernier à avoir marché sur la Lune.
