La machine

Publié le 19 décembre 2024

L’humanité serait-elle tombée sur la tête ? Comment s’orienter dans un monde sans repères, où le bas semble en haut, où le ciel a disparu, où les échelles s’enchevêtrent sans cohérence dans des perspectives faussées ? L’artiste mad meg pipe les dés de nos certitudes quand elle nous invite à voyager à bord de son œuvre La Machine [1], pour une traversée qui donne le tournis et soulève le cœur.

par Nepthys Zwer
Historienne et contre-cartographe


Théodore Géricault, Le Radeau de La Méduse, 1819. Domaine public.

La Machine s’inspire de l’oeuvre Le radeau de la Méduse (1818-1819) de Théodore Géricault. Dans sa célèbre toile, l’artiste a érigé en épopée un fait divers, le naufrage de la frégate La Méduse, qui, en 1816, s’échoua sur un banc de sable au large de l’actuelle Mauritanie. Projet colonial oblige, à la demande de Louis XVIII, la frégate amenait des militaires reprendre possession des comptoirs de la France ravis par les Anglais quelques années plus tôt. Géricault à restitué le cauchemar d’une dérive de 13 jours, pendant laquelle les naufragés, pour survivre, s’adonnèrent même au cannibalisme. Sur les 150 soldats et marins embarqués sur ce radeau de fortune, seuls 13 purent être sauvés.

mad meg [2] rend au radeau le nom que lui ont donné les naufragés, « la machine », et narre une réalité d’aujourd’hui, celle des personnes en migration, exilées par les guerres et la misère, prêtes à affronter les éléments naturels et le traitement qui leur sera réservé à leur arrivée en Europe. C’est la crise de l’accueil qui est à l’origine des drames qui se jouent aujourd’hui en Méditerranée. Cette crise artificielle, nourrie de narratifs populistes, nait de l’idée saugrenue qu’il faudrait protéger d’une invasion barbare une portion particulière de l’écorce terrestre. Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, est responsable, depuis sa création en 2016, de la mort de milliers de personnes.

L’art et la cartographie ont en commun la liberté d’expression. Elles proposent un contre-récit sur ce qui se passe dans notre monde, dans l’espace et dans le temps, et sur les interactions et interrelations entre les êtres humains, s’arrogeant ainsi la licence d’expliquer les phénomènes d’une autre façon que celle des discours dominants et dans un autre langage. Ce faisant, ces deux médiums s’attaquent au pire fléau qui soit : notre indifférence.

mad meg, La Machine, 2021 (180x123 cm, encre de chine sur papier).

La rotondité du globe terrestre explique que dans ce tableau de mad meg, les personnes serrées sur l’embarcation de fortune semblent venir de nulle part et d’ailleurs. La notion de route migratoire est un outil d’analyse en même temps qu’un élément de langage fallacieux, qui suggère le caractère systématique de la migration. Or, pour les migrantes, n’existe que la volonté de vivre, celle qui nous anime toutes et tous, et chaque trajet est celui d’une destinée individuelle. Chaque personne a ses raisons de s’exiler de son pays, son histoire et sa personnalité propres.

Albrecht Dürer, Melencolia I, 1514. Domaine public.

Il y a bien quelques rares « business angels » du rêve capitaliste, qui croient en l’argent facile (on les voit en haut du tableau, pourvus d’ailes, tatoués ou portant costume), mais qui perdront leurs illusions, leurs rêves de grandeur, et verront leurs ailes brisées. Mais la plupart des personnes qui migrent sont d’un autre acabit : elles acceptent le sacrifice de l’exil pour assurer la survie de leur famille. Elles gardent tête haute (voyez l’homme au profil si noble au centre du radeau), bien qu’à leurs côtés, la mélancolie (on reconnait le personnage de la Mélancolie d’Albrecht Dürer) les tourmente, hantées qu’elles sont par l’idée d’échouer, de ne jamais revoir les leurs, qui ont placé tant d’espoir en elles.

En bas du tableau, les tentes de l’interminable attente d’une régularisation qui, en dépit du droit, fige les gens dans l’inaction et l’indigence. Ces camps de la misère sont systématiquement évacués par les force de l’ordre, à grand renfort de gaz lacrymogène.

Si elles ne sont pas tombées en chemin, les personnes exilées essuient les déboires que leur impose la machine administrative (la même que celle de la maison qui rend fou dans Les 12 travaux d’Astérix : « Ce formulaire vous permettra d’obtenir le formulaire rose… » ). Elles seront prises dans les barbelés des démarches d’obtention de papiers qui leur permettraient de vivre et de s’insérer socialement, d’apporter aux sociétés occidentales vieillissantes la jeune force de travail et le talent de nouvelles citoyennes et citoyens dont elles ont tant besoin.

mad meg imagine les chiens robots (ceux qui, lors de la pandémie de Corona, ont fait respecter la distanciation physique dans les parcs de Singapour) en train de garder l’entrée du labyrinthe piranésien [3] de la grande machine des procédures. Cette machine, c’est celle de la colonie punitive de Kafka qui, sur une île retirée, exécute les condamnés par d’atroces tortures infligées mécaniquement. Mais c’est aussi celle de l’épisode « Au dernier moment (Nick of Time) » de la série américaine La quatrième dimension, car elle est en mesure de dire l’avenir, un avenir auquel on peut pourtant choisir d’échapper.

C’est un fait : L’humanité est par nature migrante. Avec La Machine, mad meg a cartographié cette réalité et les dispositifs qui cherchent à la nier.

Retrouvez les œuvres de mad meg sur le site de l’artiste

Nepthys Zwer


[1En France, l’œuvre est montrée dans le cadre de l’exposition itinérante «  Ceci n’est pas un atlas  ». Elle accompagne 22 cartes et graphiques extraites du livre du kollektiv orangotango+, Ceci n’est pas un atlas  ! La cartographie comme outil de luttes. 21 exemples à travers le monde, direction éditoriale et traduction de Nepthys Zwer, Rennes, Éditions du commun, février 2023.

[2mad meg est le nom anglais d’un personnage du folklore néerlandais : Margot la folle (Dulle Griet). Un tableau (1563) de Brueghel l’Ancien la montre partant à l’assaut de l’enfer avec son armée de femmes. Face à l’œuvre foisonnante et rude de l’artiste, qui met au défi à la fois le patriarcat et le capitalisme, on ne peut s’empêcher de penser à Jérôme Bosch ou aux Brueghel.

[3Voir les gravures de la série Les Prisons imaginaires, réalisées en 1745 par Giovanni Battista Piranesi, notamment celle dite « Le Pont-levis ».


Si vous souhaitez utiliser cet article ou contacter l’artiste, vous pouvez vous adresser à contact@imagomundi.fr.

Ce code QR contient l’adresse web de cet article. Vous pouvez le scanner ou le photographier afin de le faire connaître.
 
qrcode:https://imagomundi.fr/article25.html

Contact

Adresse email

contact@imagomundi.fr