Neuvième lettre de Bamako : « La veillée sur le toit du quartier »

Publié le 6 décembre 2024

Voici ma neuvième lettre du Mali. Où il est question d’une causerie d’adieu au cœur de la nuit, sur le toit d’une maison bamakoise. Mais aussi de politique.

par Mohomodou Houssouba
Chercheur associé au Centre d’études africaines de l'Université de Bâle.


Bamako, le 22 octobre 2023

Chère amie,

nous avons pris place sur la terrasse. Se poser en plein air, sur une natte, presqu’à même le sol… l’instant donne la sensation d’une veillée à la belle étoile à une époque bien antérieure à notre propre vie. Mais nous ne sommes pas au clair de lune sur la place du village. Plutôt sur le toit d’une maison devenu notre refuge nocturne lors des coupures d’électricité. Disposer d’un tel espace a été un coup de chance inouï cette fois-ci. Là-haut, l’air circule un peu plus, surtout après les pluies fréquentes des derniers jours. La brise fraîche apporte un répit à la chaleur diurne qui se dégage des murs et toits de la nouvelle jungle de béton. La lumière, quant à elle, se fait rare. Au crépuscule, les averses ont été suivies d’une coupure d’électricité dont nul ne peut prédire la fin. Nous attendons de la visite que nous avons décidé de recevoir sur le toit. Une lampe solaire nous permet d’éclairer un petit espace et les torches des téléphones aident à trouver le chemin de l’appartement. Cette fin d’hivernage inhabituellement arrosée crée une drôle d’atmosphère. Au plan climatique, la brume couvre le ciel et protège des rayons de soleil même en plein jour. L’air est également plus frais sans la poussière toxique que soulève et disperse le vent en période sèche. Mais, l’obscurité fait aussi l’affaire des moustiques, même sur le toit. On asperge ou s’enduit de produits censés les repousser, mais l’effet est rarement dissuasif. Il y a des bestioles si entreprenantes qu’elles trouvent toujours des astuces pour piquer là où le moindre bout de peau reste exposé.

Mais, pour commencer, il va falloir guider nos visiteurs qui se sont égarés dans les rues obscures. Quels repères leur donner lorsque les épaisses ténèbres ne laissent deviner aucune borne ? À deux rues d’ici, ils devraient repérer une première boutique avec une devanture faite d’une bâche bleue marine, tourner à gauche, apercevoir une autre boutique, avec seulement un étroit paravent en plastique, également bleu, enfin tourner à droite, là où il y a des amas de gravier fin et de sable gris. Alors, à deux cents mètres, ils devraient voir le mur rose d’une maisonnette de blanchisserie au début d’un lot non construit. La distance qui nous sépare de l’endroit où ils habitent est d’à peine un kilomètre, mais il leur faudra trois quarts d’heure pour nous rejoindre. J’épie depuis la porte d’entrée leur véhicule qui ralentit au bout de l’espace vide et me rends à leur rencontre. Nous rejoignons le toit à la lumière des torches de nos portables. Si, de nos jours, la lampe torche n’encombre plus nos poches et sacs, c’est qu’elle a été intégrée au téléphone. L’objet est devenu si indispensable au quotidien qu’on remarque immédiatement sa disparition et qu’on en emploie même un autre pour le débusquer à temps…

Une fois sortis de l’escalier, nous reprenons le débat quasiment au point où nous l’avions laissé il y a un an, presque jour pour jour. Avec des nouveautés, outre les deux groupes électrogènes géants qui cernent notre maison des deux côtés. Une succession de tragédies fraîches bourdonnent dans nos oreilles – le spectaculaire bombardement du bateau Tombouctou et des aéroports de Gao et Tombouctou, mais aussi tant d’autres attaques et explosions qui se sont succédées les semaines précédentes. L’année dernière, notre causerie à gorges chaudes avait laissé l’assistance médusée. Je ne m’y attendais pas moi-même. C’était par hasard que nous avions abordé les discours des officiels maliens à la tribune des Nations Unies. Je ne suis plus sûr du point de départ de notre désaccord, mais je me rappelle que nous avions diversement apprécié les propos du Premier ministre malien en 2021 prononcés depuis New York. Alors, Choguel Kokalla Maïga avait certes marqué les esprits avec son image de l’« abandon en plein vol » du Mali par l’armée française présente sur son territoire depuis janvier 2013 ; mais, pour moi, en tant que citoyen, la déclaration la plus problématique était celle qui accusait la France d’armer les groupes terroristes opérant à travers le Sahel. Surtout, la promesse solennelle d’en fournir les preuves. J’avais alors remarqué que je faisais la distinction entre un exercice de rhétorique dans la trope de l’« abandon en plein vol » et le défi ou la promesse de fournir les preuves de l’accusation – naturellement rejetée par les autorités françaises. Il s’agit d’urgence morale pour les deux parties. Je ne préjuge de rien. Mais une si grave accusation, avec l’engagement de l’étayer par l’évidence, des faits et des actes tangibles, a nourri en moi une grande impatience, une « intranquillité » morale. Car, si au départ je pouvais être agnostique par rapport au bien-fondé de la déclaration, treize mois plus tard, j’étais devenu sceptique, voire cynique, quant à la capacité de l’accusateur de fournir les preuves matérielles dont il disait disposer. Entre-temps, mon interlocuteur bamakois clamait à haute voix que les preuves étaient « connues » de tout le monde, que le « Mali » avait demandé aux Nations Unies de lui offrir un cadre propice pour les présenter, mais aucune suite n’aurait été donnée à cette requête. Ma réaction était que chaque partie devait se soucier de son intégrité et de sa crédibilité, indépendamment de l’action de l’autre camp ou d’une tierce partie. Donc, je ne voyais pas comment on pourrait laisser dormir cette affaire sans prendre les dispositions nécessaires pour « laver son nom ». Car il y avait pas mal de rumeurs selon lesquelles les preuves n’avaient pas suivi l’accusation et la promesse d’établir les faits.

De là, nous étions passés à la plus récente controverse. Mis en retrait durant un long congé-maladie, le Premier ministre Choguel Maïga fut remplacé par le ministre de l’Administration territoriale, le colonel Abdoulaye Maïga. C’est lui qui prit la parole le 24 septembre 2022 à la tribune de l’Assemblée générale des Nations Unies, une année après la declaration d’« abandon en plein vol ». Entre-temps, les autorités maliennes avaient dénoncé les accords de défense avec la France et exigé le départ de la Force Barkhane et de la Task Force Takuba, d’envergure européenne, opérant dans le Sahel. Lors de mon séjour à Gao en fin juillet 2022, les préparatifs de départ allaient bon train, avec le regroupement des troupes stationnées à travers le nord à Gao. Elles faisaient surtout profil bas. Une semaine après mon retour en Suisse, j’apprenais par la radio que les derniers convois avaient franchi la frontière nigérienne, avant la fin du mois prévue. C’était le 15 août 2022. Donc, les charges féroces contre la France ne faisaient plus sensation à New York. Le grain à moudre, c’était plutôt les flèches contre des dirigeants comme les présidents Alassane Dramane Ouattara de la Côte d’Ivoire, Mohamed Bazoum du Niger, Umaro Sissoco Embaló de la Guinée Bissau, ou même le Secrétaire général des Nations Unies, António Guetterez. Chacun prit un coup, sur un ton dont je ne peux être fier en tant que citoyen du pays représenté par l’intervenant à la tribune des Nations Unies. Pour moi, il n’est pas question d’avoir raison ou tort, mais plutôt de la qualité de la prise de parole, de la pertinence du sujet porté devant l’assemblée des nations, petites ou grandes, faibles ou puissantes, pauvres ou nanties. Il s’agit de la dignité de chaque peuple, de tout pays, qui, justement ou pas, est tributaire du langage de ses dirigeants. « Le poisson peut sortir du filet sans le déchirer », dit le proverbe songhay. À l’entendre, l’autre rit de ma naïveté. C’est vrai, un proverbe n’est pas une formule magique. C’est une pensée articulée à travers une image colorée et accessible. Mais, il n’est pas rien non plus.

Il y a là une divergence prévisible. Pour mon interlocuteur, quand on a l’occasion de parler en public, on « crache la vérité ». Je rétorque que la « vérité » n’a pas une valeur en soi. Un autre proverbe songhay me vient en tête : « Même si la crème de poisson cru n’est pas prohibée, elle donne la nausée. » Quand le Premier ministre insinue à New York que le président nigérien n’est pas de nationalité nigérienne, répétant les accusations de ses opposants, je ne pense pas que le vrai ou faux du sujet importe ici. C’est plutôt l’hors-sujet manifeste, si on considère les grands défis auquel son propre pays, le Mali, est confronté à l’heure, et la responsabilité de rester sur les questions vitales pour le pays. Je me rends compte que c’est là que j’ai souvent toutes les peines du monde à me faire entendre de ceux qui se hâtent pour en déduire que je défends d’autres leaders ou les intérêts d’autres pays. Ce genre de réplique reflète la « panique morale » de notre temps. Il faut rester dans les rangs et serrer les coudes à tout prix. Mais à quelle fin ? Pour proscrire toute dissidence en stigmatisant la plus faible note discordante.

La prestation en question aura son prolongement à l’aéroport international de Bamako-Sénou, où une grande parade patriotique a accueilli le colonel et sa suite de retour de New York. Je me rappelle avoir regardé quelques secondes de la vidéo avant d’éteindre mon ordinateur. Je le savais depuis un moment, mais tout se précisait à présent. Mon interlocuteur et moi, nous resterons des spectateurs divergents, face à des films différemment appréciés, probablement pendant un certain temps encore.

Bien à toi,

Mohomodou Houssouba


Image du bandeau : Bamako, quartier de Magnambougou, image Google Earth.
Photographies : Mohomodou Houssouba.
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