Bamako, le 23 octobre 2023
Chère amie,
« Je me rappelle le mot de Heine qui disait : "L’historien est un prophète qui prédit le passé". » Ce sont les mots de Jorge Luis Borges [1]. Depuis qu’un professeur d’allemand connaisseur de l’œuvre et de la pensée de Heine a émis un doute sur l’originalité de ce propos, en le qualifiant d’apocryphe potentiel, j’ai décidé d’en faire un proverbe africain. Oui, le passé m’intéresse beaucoup, me préoccupe souvent et parfois m’obsède même. Tout comme le présent d’ailleurs. Même si je lis de moins en moins l’actualité…
Il y a eu un temps où j’en consommais une quantité quasi immodérée. Dans les années 1990, à l’université, aux États-Unis, je profitais des tarifs étudiants très bas pour m’abonner à une demi-douzaine de publications, du quotidien à l’hebdomadaire et au mensuel. En plus, il y avait tous les titres étrangers qui s’empilaient au rez-de-chaussée de la bibliothèque universitaire. J’aimais beaucoup les magazines – le New Yorker que je lisais de bout en bout, avant de passer au duo Time et Newsweek, et d’autres, selon l’intérêt qu’ils accordaient aux affaires du monde. Au début, le Christian Science Monitor couvrait régulièrement l’Afrique, et j’y trouvais des articles sur le Mali.
Oui, le Mali a été un peu à la mode, entre 1991 et 1994. Beaucoup de grands journaux, y compris les New York Times, Washington Post et Los Angeles Times y envoyaient des reporters pour couvrir le tournant historique atteint avec les révoltes de mars 1991, la liberté retrouvée des organes de presse et les nouveaux médias indépendants, notamment la radio [2]. Le débat social qui accompagnait le processus de démocratisation était intense et contradictoire. Le Mali semblait devenir le laboratoire d’une créativité politique insoupçonnée en Afrique de l’Ouest.

Pourquoi suis-je en train de ruminer cette ennuyeuse affaire de lectures personnelles de périodiques ? Pour la première fois depuis des années, j’ai pris le temps de revisiter des documents et archives que j’ai ramenés de mon séjour de dix ans dans l’Illinois. Des centaines de livres et une collection de correspondances et documents personnels. J’ai passé un après-midi à les trier pour en garder quelques éléments qui semblent encore pertinents. Parmi ceux-ci, je trouve un pli de couvertures du New Yorker, avec quelques-unes de Time et Newsweek. Il m’a fallu un moment pour me rappeler que, ne pouvant pas ramener la collection du magazine accumulée au bout de dix ans, j’en avais pris quelques numéros favoris et arraché les couvertures de beaucoup d’autres. C’était pour moi des objets d’art à conserver. Art Spiegelman était le maître de cette époque du dessin politique encore artisanal, un genre si plein de vie et surtout d’humour espiègle.

Le soir, je prolonge ma « visite » avec les amas de lettres et cartes postales que je recevais de la fin des années 1980 jusqu’en fin 2001, avant que je ne quitte à nouveau le Mali pour me réinstaller en Suisse. Je replonge ainsi dans un songe étrange, un univers si familier, mais quasiment oublié. Surtout à partir de 1987, après l’école d’été des jeunes écrivains internationaux dans l’est des États-Unis, ma correspondance s’internationalise et s’anglicise. Nous étions quinze boursiers âgés de 20 à 25 ans, venus d’Afrique (Afrique du Sud, Algérie, Libéria, Mali), d’Amérique latine (Argentine, Colombie), des Caraïbes (Jamaïque, Trinité et Tobago), d’Océanie (Australie), d’Asie (Chine, Philippines) et d’Europe (Pays-Bas, Portugal, Suède, Turquie). Un jeune Américain porte les deux casquettes de participant et organisateur. Les lettres de la plupart d’entre eux allaient affluer après leur retour au pays en septembre. Beaucoup continuèrent à écrire et me rejoignèrent à différentes adresses entre 1988 et 1989 – Gao, Niamey, puis de nouveau Bamako –, jusqu’à mon retour aux États-Unis en janvier 1990.
À Bamako, cette fois-ci, le soleil se couche sans que le courant électrique ne retrouve le chemin de notre secteur. C’est pourtant le moment où je tombe sur une longue lettre envoyée de Buenos Aires, puis une autre de Washington, DC – de la même personne. Courant 1999, dans une autre lettre, il insiste : viens nous rendre visite avant ton retour au Mali. Nous avons un grand appartement, et tu peux rester aussi longtemps que tu le voudras. C’est cet ami argentin qui a amené ses poèmes fétiches de Jorge Luis Borges pour les partager avec nous lors de l’école d’été aux États-Unis… Je ne l’ai plus revu bien qu’il soit revenu vivre à Washington, dans les années 1990, et qu’on ait gardé un contact régulier par courrier et au téléphone. Cela fait quand même des années que nous nous sommes perdus de vue. Sur le champ, je sens le besoin irrépressible de reprendre langue avec lui. Je saisis mon téléphone et écris deux courtes notes aux deux amies susceptibles d’avoir encore son contact, l’une à Quezon City/Manille aux Philippines et l’autre près de Sydney, en Australie. À 6 et 9 heures de différence, elles sont au fond de leurs nuits, et si j’ai de la chance, je me réveillerai avec une réponse.
Le lendemain, je reçois une adresse e-mail depuis Sydney, et j’écris immédiatement à l’ami argentin. Le soir, la loterie a fait que le courant est maintenu dans notre secteur. On peut rester dans l’appartement, sous le ventilateur, avec assez de lumière pour lire et écrire. Surtout, l’internet marche. Dans notre maison, la connexion wifi dépend du courant.
Je reçois la réponse de Carlos, depuis Buenos Aires, où il règle des affaires familiales suite aux décès successifs de son père et de son frère. Il me demande si j’ai une idée de la campagne électorale en cours en Argentine. En lice, un cacique péroniste qui fait partie du problème et un populiste extravagant, « vulgaire et sadique », selon ses mots, qui, si élu, fera oublier Donald Trump et Jair Bolsonaro, ses précurseurs et idoles dans le voisinage. Oui, j’ai suivi quelques reportages à la radio suisse allemande et lu quelques articles ci et là. Mais, le tableau reste flou et le personnage plutôt terne, comparé aux images vives de ses frasques peintes par Carlos, nourries d’anecdotes locales. Personnage haut en couleurs, ce Javier Milei – affaire à suivre donc…
Le second e-mail suit le premier ; je remarque la même citation en rouge en bas de page : « L’amitié est la patrie. Voltaire ». Matière à méditer. Je me dis que nous sommes tous deux arrivés à ce stade de la vie où l’on a moins d’appétit pour le journal et davantage pour la causerie de vive voix, avec des amis qui donnent vie et couleur à l’actualité morose de notre temps.
Je me rappelle ainsi une autre fois à Bamako, après mon retour du Midwest. Je retourne de courses en ville pour retrouver, au retour, les gens entassés dans le salon, les yeux rivés à l’écran de la télévision. Une scène de cascadeurs et acrobates, me dis-je. Un jeune neveu me hèle, « Tonton, quelque chose s’est passé dans votre pays ! ». Une fin d’après-midi, un certain 11 septembre 2001. Il m’a fallu un long moment pour me rendre compte qu’il s’agissait en fait de l’actualité du jour, non pas d’un montage de sport extrême.
Durant ce dernier séjour bamakois, je me suis arrangé pour rester à distance de l’actualité. À dessein, même si de temps à autre je capte quelques bribes à la radio dans une voiture, ou quand je me retrouve devant la télé d’un hôte. C’est ainsi qu’invités à déjeuner chez un parent, juste avant notre départ, il allume sa télé. Je fais une blague comme quoi la chaîne France 24 est interdite au Mali. Il rit en répondant que, justement, si on veut que les gens regardent une chaîne, il faut l’interdire. Ensuite, en quelques secondes, la sidération, les images qui venaient du sud d’Israël, et son étonnement que nous n’en ayons pas eu vent, deux jours après. Nous étions le 9 octobre, et c’est la conversation planétaire du moment, et pour combien de temps ? Les images des dernières campagnes militaires israéliennes en Palestine et au Liban me reviennent en tête. La suite me terrifie. Le lendemain, un ami avisé des affaires du monde m’amène à dîner chez un parent et ami, avec en prélude une causerie bon enfant durant laquelle certains parlent avec une certaine légèreté des prouesses d’assaut des combattants palestiniens. Ce n’est pas bon, coupe-t-il court. Rien de bon ne sortira de tout ça, ni pour les Israéliens ni pour les Palestiniens. Ni pour nous, ai-je ajouté… D’autres, que l’on n’attend pas, risquent de profiter du chaos et du relativisme moral qui se dessinent, des accusations de deux poids et deux mesures, des censures et intimidations maladroites et de la grande perte en humanité, au moment même où notre monde en a désespérément besoin.