Des femmes exilées cartographient leur parcours de vie

Publié le 23 janvier

Elles s’appellent Émilie, Habiba, Sira... Elles ont un nom, un visage, une histoire. Elles sont douces et fortes à la fois. Le temps d’un atelier, qui s’est tenu à Montreuil en novembre 2023, elles ont accepté de raconter leur parcours de vie par la cartographie. Les invisibilisées des grands discours sur la migration devenaient ainsi maîtresses de leur propre histoire.

par Clélia Gasquet-Blanchard et Pauline Gauer


En mai 2022, face à la défaillance de l’État rendant impossible l’obtention d’un hébergement d’urgence, une centaine de femmes et d’enfants quittait un squat insalubre pour investir d’anciens bureaux désaffectés dans une ville de Seine-Saint-Denis. Dans ce lieu s’offre à ces femmes une cour pour que les enfants puissent jouer, un espace collectif pour y tenir les conseils de squat et autres manifestations ainsi que des espaces plus ou moins privatisés pour chacune de leur famille. Dans la mesure où plusieurs d’entre elles sont enceintes ou jeunes mères, elles sont suivies par le réseau régional de santé périnatal Solipam qui participe à l’accompagnement médico-social des femmes en situation de grande précarité.

L’invisibilisation institutionnalisée des trajectoires et des expériences de ces femmes a conduit le réseau à développer une approche visant à rendre visibles les invisibles. Pour se faire, une collaboration s’est engagée entre photojournalisme, recherche et réseau de santé. Après la mise en place d’une exposition “Lignées : L’Odyssée de nos mères”, portée par Solipam et réalisée par la photographe Pauline Gauer, s’est engagée une nouvelle dynamique : celle de visibiliser l’articulation des trajectoires de ces femmes avec leur lieu de vie. Suite à la rencontre de Clélia Gasquet-Blanchard [1] avec la contre-cartographe Nepthys Zwer [2], un atelier de cartographie collective s’est tenu au squat le 25 octobre 2023.

Un atelier de cartographie radicale

Maria Iasagkasvili, doctorante en géographie et sage-femme coordinatrice au sein du réseau de santé, a proposé aux femmes du squat de se mobiliser cet après-midi d’octobre. Une dizaine d’entre elles a répondu présente et photographe, sage-femme et doctorante, contre-cartographe et géographe ont été accueillies dans leur lieu de vie. L’atelier se tient dans la salle collective où sèche du linge, jouent les enfants et où quelques conjoints veillent sur les plus jeunes. Nous installons une table, le goûter et le matériel qui servira à la réalisation de la carte. Pendant que les enfants sont installés à dessiner, nous expliquons la démarche de l’atelier et le projet de carte que nous souhaitons réaliser avec les femmes présentes. Il s’agit d’articuler leur trajectoire migratoire autour du lieu “Notre squat” qui les rassemble.

Une manière de battre en brèche, loin du “cabinet” du géographe, non seulement le lieu de réalisation et de production d’une carte mais aussi les échelles invisibilisant la singularité des expériences de ces femmes. Cette entreprise vise à “re-signifier par l’invention de contre-pratiques et de contre-cartographies”. Si elle est de plus en plus développée dans les mondes artistiques [3] nous souhaitons l’investiguer d’un point de vue collectif et citoyen. Une pratique quasi “extradisciplinaire”, renouvelant les méthodologies scientifiques hors du “lieu propre” des champs disciplinaires [4].

Après les avoir rassurées sur leurs capacités à produire un récit imagé de ce qu’elles ont vécu, nous les accompagnons à la préparation d’un brouillon puis de la carte finale.

L’un des principaux enjeux dans une démarche qui souhaite faire parler ces femmes plutôt que de parler à leur place est de déjouer les enjeux des positionnalités sociales autour de normes d’écriture opposant femmes sachantes occidentales et femmes exilées des Suds. Interpellant nos méthodologies professionnelles et de recherche en sciences humaines, comme la conduite d’entretiens et la participation active auprès des sujets dans la recherche, nous nous sommes positionnées avec elles pour produire collectivement un objet qui réponde aux possibilités de toutes. Cet atelier a alors été l’occasion d’échanges autour de leur parcours migratoire, du deuil du pays natal - aliments, ambiances urbaines, liens affectifs - mais aussi des violences vécues tant dans le pays d’origine, les pays de transit et le pays d’accueil.

Trajectoires de femmes

Émilie quitte le Burkina Faso pour la France et ce sont taxis et vaches qu’elle représente pour symboliser son pays. Elle traverse la Côte d’Ivoire et le Mali, pays encore familier qu’elle évoque à travers des aliments comme la sauce graine, le foufou et le maïs. Représenter son histoire au Maghreb, en Algérie et en Tunisie est plus difficile. Pour Sali, ayant quitté sa Côte d’Ivoire natale, c’est l’attiéké, le maïs et le foufou qui lui manquent. La discussion s’engage autour de la table à propos de la traversée de ces pays : les femmes nous parlent de viol, d’emprisonnement, de cailloux jetés à leur visage lorqu’elles sont dans la rue. Est collectivement décidé de représenter un visage qui pleure pour le viol, des pierres pour les lynchages vécus et un rectangle strié de barreaux pour la prison.

Quand on les interroge sur ce que leur évoquent les pays d’Europe du Sud avant leur arrivée en France, c’est la question de la langue qui émerge et l’incompréhension dans laquelle elles se trouvent dans un pays qui leur est inconnu. En riant, nous convenons d’inscrire “bla bla bla” dans les bulles italiennes et espagnoles.

“Notre squat en France”

En France, elles racontent leurs déconvenues, leur impossibilité d’être hébergées, l’errance résidentielle, les nuits à la rue avant cette arrivée au squat, leur maison : “notre squat”. Nepthys y dessine la table où nous sommes en train de travailler - “On fait une carte”. Elles dessinent leurs enfants qui jouent autour de nous. Des jus de fruits ont été renversés, certaines sont retournées s’occuper de leur nouveau-né.

Toutes souhaitent inscrire une phrase : “Je veux trouver un logement et un travail pour l’avenir de mes enfants”. Aucune ne peut travailler en raison de l’irrégularité de leur séjour. Elles se retrouvent assignées aux tâches quotidiennes, à l’éducation des enfants, aux rendez-vous administratifs, à une attente interminable. Néanmoins, en investissant leur lieu de vie devenu le temps de l’atelier espace de travail, il nous semble que nous réinstituons la possibilité de leur expression et l’espoir qu’elles soient entendues. Dans ce lieu intime où existe le travail domestique, y installer pour une après-midi cet atelier participe humblement à rencontrer ces femmes. C’est aussi pour nous, géographe, contre-cartographe et photographe, une manière de restituer à ces femmes leur propre régime d’historicité et de spatialité, remettant en perspective la fiction performative d’une mondialisation déshumanisante [5].

Émilie nous demande quand nous reviendrons.

Les autrices de la carte : Habiba, Tata, Émilie, Sali, Mocerima, Adia, Maryam, Houria, Mama et Sira.

Clélia Gasquet-Blanchard et Pauline Gauer


[1Clélia Gasquet-Blanchard est géographe, EHESP, UMR ESO et directrice du réseau de santé Solipam.

[2Nepthys Zwer anime des ateliers de cartographie collective. Elle est l’autrice de Cartographie radicale. Explorations, avec Ph. Rekacewicz, 2021 et l’éditrice de Ceci n’est pas un Atlas  !, 2023.

[3Voir Quiros K., Imhoff A., 2014, « Glissements de terrain » dans Géoesthétique, ESACM, 2014.

[4Voir Holmes B., Nowotny S., Raunig G., « L’Extradisciplinaire. Vers une nouvelle critique institutionnelle » dans Multitudes, n° 28, 2007.

[5Voir Hartog, F., Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, 2003.


Animation de l’atelier : Nepthys Zwer et Clélia Gasquet-Blanchard.
Photographies : Pauline Gauer.
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