Épuisement cartographique d’un lieu montmorillonais

Publié le 10 juin

À l’occasion de l’édition 2024 du Printemps des Cartes, dix participantes ont réalisé des instantanés cartographiques de la cité médiévale de Montmorillon, la ville de Nouvelle-Aquitaine qui accueille le festival. Dessinées en moins d’une heure, ces petites cartographies sensibles « épuisent » le cœur historique de la ville à la façon de Georges Perec.

Œuvres réalisées par Christine, Cyril, Héloïse, Karel, Mélissa, Olivier, Sophie, Sylvain, Simon et Yann [1].

la rédaction


L’écrivain Georges Perec, pour sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien [2], s’installe à la terrasse d’un café de la place Saint-Sulpice et observe. Dans un carnet, il consigne tout, absolument tout ce qu’il voit, reconnait, entend, « ce que l’on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages » :

La date : 18 octobre 1974
L’heure : 10 h 30
Le lieu : Tabac Saint-Sulpice
Le temps : Froid sec. Ciel gris. Quelques éclaircies.
Esquisse d’un inventaire de quelques-unes des choses strictement visibles :
— Des lettres de l’alphabet [...]
— De la terre : du gravier tassé et du sable.
— De la pierre : la bordure des trottoirs, une fontaine, une église, des maisons...
— De l’asphalte
— Des arbres (feuilles, souvent jaunissants)
— Un morceau assez grand de ciel (peut-être 1/6e de mon champ visuel)
— Une nuée de pigeons qui s’abat soudain sur le terre-plein central, entre l’église et la fontaine
— Des véhicules (leur inventaire reste à faire)
— Des êtres humains
— Une espèce de basset
— Un pain (baguette)

Nos dix cartographes ont fait de même. Dispersées à travers la cité médiévale, en à peine une heure, elles et ils ont observé et cartographié ce qui leur semblait important et les inspirait.

Sur le Vieux Pont

Olivier : « Je me suis assis au pied de la montée, le pont me semblait idéal, et avoir une vieille machine d’imprimerie à côté, sous un beau réverbère, me semblait un signe. Je n’avais pas d’idée préconçue, sauf à me laisser aller : voir, écouter, sentir, ressentir. Le vent, l’eau de la Gartempe qui s’écoule, les bruits de pas, le chant des oiseaux, le vacarme des véhicules, la fraîcheur ensoleillée de la matinée : difficile de le dessiner tout cela, encore plus de le cartographier ! Finalement ce sont beaucoup les passants qui m’ont intéressés, normal sur un pont, lieu de passage obligé par excellence. Le plus inattendu a été d’échanger avec des passants que je connaissais, j’ai dû assumer. Voilà, une heure, ça passe très vite : j’ai l’impression d’avoir fait un dessin gribouillis plutôt qu’une carte, même sensible... »

Montmorillon barriérisé

Sylvain : « La carte sensible comme lecture politique de la ville. Ce matin-là, Montmorillon était étrangement immobile, comme figée dans l’attente d’un grand événement qui était censé capter toute l’attention (capturer l’imaginaire ?) : le passage de la flamme olympique. Étrangement il n’y avait quasiment personne dans les rues. Comment ne pas voir pourtant ce qui sautait aux yeux ? Des barrières alignées partout dans la ville, le long des trottoirs, sur les places publiques, aux carrefours des rues pour canaliser le flot de spectateurs attendus l’après-midi au moment de l’arrivée de la flamme. Le message était clair : défense absolue de franchir ces barrières renforcées par des rubans de balisage rouge et blanc. Même les panneaux de circulation habituels finissaient par prendre un sens détourné. Logique sécuritaire avant tout en période de jeux olympiques : il s’agissait de canaliser les flux et de séparer la population du grand show publicitaire et médiatique. »

Ce qui arrive quand on n’est pas géographe ou memoriam à Deforges

Héloïse : « J’ai choisi un panorama sur la Gartempe, surplombant une partie de Montmorillon depuis la vieille ville. De là haut, impossible tentative d’épuiser le réel tant les toits sont omniprésents, les oiseaux... Je tente une description à la minute de ce que je capte, des insectes, des chants d’oiseaux, une personne qui passe et le constat pendant l’heure qui s’écoule du peu de monde aperçu. J’ai mêlé à ce qui s’écoulait sous mes yeux, les souvenirs de Montmorillon : le lien avec l’écrivaine Régine Deforges, le livre que j’ai acheté environ 15 ans auparavant des poésies de Renée Vivien ; j’ai localisé la maison de Régine Deforges et j’ai imaginé un lieu qui pourrait être celui où son cahier volé a été brûlé. Carte mémorielle qui croise les instants de cette heure d’épuisement et de ravissement hors des codes de la cartographie normée ! »

Rues du Ciel

Simon : « Nepthys nous à dit d’oublier ce qu’on savait sur comment bien faire une carte. Au début j’ai recensé toutes les sources de lumières éteintes en imaginant leur faisceau à la nuit tombée, mais c’était un peu rébarbatif. En faisant cela j’étais distrait par les cris de martinets noirs qui filaient en petits groupes à la hauteur des toits. J’ai donc retourné ma feuille et pendant 45 minutes, j’ai reporté autant que possible les trajectoires dans le ciel des six premières espèces d’oiseaux que j’ai vues, je n’avais pas plus de couleurs avec moi et les hirondelles des fenêtres, les moineaux domestiques n’habitent donc pas ma carte. C’est dur de repérer à la vertical de quel endroit du sol vole un oiseau : les deux clochers, les deux antennes qui figurent sur ma carte sont autant un repère pour les oiseaux volant que pour moi cartographiant. »

Stop Camelot Papot’

Mélissa : « Après un petit arpentage, je me suis installée au pied d’un monument de commémoration aux morts depuis lequel j’ai commencé par repérer des traces de vies, des éléments bâtis et des végétaux symboliques de ce bout de cité. À noter, en contre-bas de mon poste d’observation, je sais qu’il y a une rue à laquelle on accède par un escalier d’une grande largeur (au moins 10 m). Mais depuis mon monument, je ne vois rien de ce qui s’y passe, à part le premier étage des habitations, RAS. Je me suis alors amusée, à mon emplacement devant un sens interdit, d’une brocanteuse qui arrêtait tous les passants avec sa camelot’. Peu à peu, ce petit carrefour dans la ’Cité de l’écrit’ s’est empli de discussions que j’ai tenté de capter tout en qualifiant leurs thèmes (la météo, le festival du livre, le café, le sexisme, les factures et impôts, les salutations, les transactions etc.). Aux échanges humains répondaient des échanges entre oiseaux, comme une battle, avec à ma gauche un son plutôt grave, type choucas, et à ma droite un son plutôt aigu, type moineau, manifestement ces derniers étaient en plus grand nombre. Mais je n’y connais rien en matière de PIAF. Enfin, j’ai également noté les types et les sens des cheminements, majoritairement piétons (à l’exception d’une dame à bicyclette), de ma gauche à ma droite, mais jamais de derrière à devant, ou de devant à derrière mon poste d’observation. »

Cyril, Yann et Christine lèvent leurs deux cartes à partir du belvédère situé derrière l’église Notre-Dame.

Maman Bonne Fête

Yann et son papa ont dessiné la maison de Peter Pan, qui habite sur un nuage qui arrose le pays Montmorillonnais. Yann : « Mais attention, sur la Gartempe, il y a le capitaine Crochet, qui poursuit une baleine ! » Cyril : « Heureusement, les dragons veillent aussi sur les clochers... »

Les rencontres à Montmorillon

Christine, qui revient pour la troisième année consécutive à Montmorillon, évoque l’émotion que la ville a suscité en elle, de par les rencontres qui s’y sont produites : « La première fois, c’était une pizza partagée en famille sur le quai, avec vue sur l’église Notre-Dame d’où sonnent les cloches aujourd’hui. L’autre fut la découverte de ce magnifique parc privé (où se marient aujourd’hui des jeunes gens), en compagnie de Marion et Manal, mes équipières de choc pour découvrir le secret du lien à Montmorillon. Et enfin, l’incroyable discussion sur la terrasse du Roman des Saveurs l’année dernière avec Nepthys, que je remercie et que j’admire pour son courage. Il y a pour moi une grande spiritualité et de l’Amour à Montmorillon. Quel discours, quelle carte pourrait en rendre compte ? »

Rue du Déballe-Tout

Sophie : « Cette carte raconte le cheminement à pas "jaune" de la MJC jusqu’à la rue de Poëlerie, le grand jour du déballe-tout. Le centre bourg historique était vide jusqu’à la grande montée menant sur les hauteurs. Cette rue étroite est peuplée d’antiquaires et brocanteurs. Un panorama de petits trésors se déploie derrière un paravent de maisons mitoyennes. Je me suis cachée derrière un étal drapé, perchée sur un petit escalier en pierre où poussent fièrement quelques jolis pissenlits. À l’abri des regards, j’étais témoin de conversations d’un anglais élégant et caustique sur les dernières trouvailles "non-vegans". »

Mon Montmorillon

Karel : "Première esquisse d’un inventaire cartographique de quelques-unes des choses visibles dont j’ai identifié la fonction. Mon point de vue est surplombant. Je suis au pied de la Statue de la Vierge et l’espace qui s’offre à moi est bien plus vaste que celui de Georges Perec, place Saint-Sulpice.
Montmorillon, ville-livre, semble vidée de ses habitantes. Ils sont presque invisibles. Où sont-ils ? Que font-ils ? Sont-ils en train de dormir ? Sont-ils en train de rêver ? Sont-ils attablés à prendre leur petit déjeuner ? Sont-ils en balade ? Sont-ils en train de lire ? Sont-ils en train d’écrire ? Sont-ils en train de s’aimer ? Ma Tentative d’épuisement du lieu n’en est qu’à ses balbutiements…"

Retour à la MJC de Montmorillon pour une restitution argumentée...

la rédaction


[1Atelier « Épuisement cartographique d’un lieu montmorillonais » animé par Nepthys Zwer le 25 mai 2024 dans le cadre du festival du Printemps des Cartes de Montmorillon.

[2Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975), Paris, Christian Bourgois, 1982. Le livre débute sur les passages cités.


Bandeau : la cité médiévale de Montmorillon.
Photograhies : Nepthys Zwer.
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