Incarner une fiction pour arpenter un territoire
En décembre 2023, nous avons été invités par l’équipe des arts plastiques et visuels de l’École Nationale d’Architecture de Strasbourg, en partenariat avec le Syndicat Potentiel, pour intervenir auprès de ses étudiantENSA Strasbourg : temporalités, héritages et transformations ; matérialités, création et expertise technique ; habitabilité, habiter et enjeu social ; ressources, milieux et prospectives. Comme son nom l’indique, la SIA est un workshop de 5 jours intensifs où les étudiant es sont invité es à rencontrer la pratique d’artistes-intervenantes vis-à-vis de leur pratique de futur es architectes.
es lors de la Semaine Intensive d’Art qui a lieu en janvier 2024. Intitulée Pratique manifeste, celle-ci s’inscrit en perspective des orientations qui structurent le nouveau programme pédagogique de l’L’objectif du workshop que nous créons pour l’occasion, intitulé Zone Autonome Spéculative - Neudorf Ouest, était d’amener notre groupe de douze étudiant
es à co-créer et expérimenter collectivement un dispositif de jeu de rôle, à l’aide de pratiques cartographiques, d’arpentages et de jeux d’analogie. L’enjeu du workshop est de mener une réflexion commune sur les forces et dynamiques en jeu au sein d’un territoire à travers une initiation à différents outils collaboratifs de mise en fiction. Le terrain étudié est le quartier du Neudorf Ouest à Strasbourg, avec en son cœur le Syndicat Potentiel où se déroule le workshop. Nous avons arpenté le territoire pour en identifier les infrastructures : la circulation des personnes et des biens, les réseaux d’information, les organismes logistiques de construction et décisionnaires, lieux de culte et de culture, jusqu’aux agents non-humains (faune, flore, climat). La mise en commun de ce travail de repérage permet leur intégration dans un dispositif de jeu de rôle dont les mécaniques de jeu sont basées sur l’œuvre-jeu After The Maestro de l’artiste britannique Tom K. Kemp. Si After The Maestro emploie la métaphore du corps social comme corps humain, l’enjeu de la proposition pédagogique est de filer la métaphore à un territoire-corps ayant ses spécificités structurelles.Le quatrième jour, nous nous sommes installés autour d’une table et avons incarné les représentant.es des différentes infrastructures du territoire dans une fiction narrée à plusieurs voix, où le territoire ne serait plus gouverné. Comment les différentes forces en présence agissent-elles face à cette soudaine autonomie ? Quels sont les désirs des différents systèmes structurels du territoire ?
Outils de mise en fiction et en jeu
Afin de permettre aux étudiant
es de s’approprier différentes techniques de mise en fiction, empruntées aux pratiques de design spéculatif, nous avons décidé de leur proposer deux références pour établir un cadre de travail qui permet d’inspirer la construction du jeu de rôle commun.The Quiet Year / comment ça se joue, qu’est ce que ça fait, à quoi ça sert :
The Quiet Year, imaginé par la canadienne Avery Alder, est un jeu de rôle se basant sur la réalisation d’une carte collective évoluant en fonction des saisons. On y joue avec quelques crayons, une poignée de dés et un jeu de 52 cartes (comme le nombre de semaines dans une année). Le jeu propose à chaque joueur ses d’incarner chacun e son tour la communauté qui évolue dans le monde fictionnel défini par les participant es.
Ce jeu de rôle nous a semblé être parfait pour initier les étudiant
es à la pratique du jeu de rôle, à l’invention d’un imaginaire commun, à la cartographie et de travail en collectif, le tout ancré dans un territoire spécifique.À la fin des différentes parties, chaque groupe a présenté sa carte retraçant l’expérience d’un an de leur communauté respective.
After the Maestro / comment ça se joue, qu’est ce que ça fait, à quoi ça sert :
La proposition du jeu de rôle de Tom K. Kemp vient d’une réflexion sur l’organisation des systèmes constitutifs de l’humain. Il fait référence à Maestro, le personnage de la série « Il était une fois… la vie » qui selon lui est la représentation de la conscience au sien d’un corps tel que le nôtre. Que se passe-t-il quand cet être disparaît et que les organes et autres systèmes sensoriels viennent à prendre conscience de leur existence ? Voilà le postulat du jeu inventé par l’artiste.
La partie se déroule en incarnant à plusieurs les différents systèmes du corps : le système immunitaire, sensoriel, nerveux… Chaque équipe fait valoir ses besoins et ses aspirations aux autres. Le but étant de trouver sa nouvelle place au sein du corps humain tout en assurant le bon fonctionnement de ce dernier ou non ! Dans After The Maestro, Tom K. Kemp propose d’incarner le corps humain pour jouer les enjeux du corps social, dans la lignée de figures comme le Léviathan de Thomas Hobbes.
Nous avons proposé aux étudiant
es d’utiliser les mécaniques du jeu pour poursuivre cette analogie ; d’un corps humain comme corps social, nous sommes allés penser le territoire comme un corps composé d’infrastructures et de flux à étudier.Méthodologie du workshop, entre cartographie sensible et jeu de rôle
Arpentage
Pour imaginer notre propre jeu de rôle, il a donc fallu aller à la rencontre de notre terrain de jeu. Les étudiant es se sont rendu es dans le quartier du Neudorf pour effectuer des relevés des infrastructures présentes et des interactions entre les éléments qui les composent. De leur analyse du territoire a été mis en place un atelier de cartographie collective qui a permis de mettre en perspective des enjeux inhérents au quartier.
Création des Systèmes
La création des différents systèmes du quartier a pu se mettre en place suite à notre cartographie. Nous avons identifié les instances les plus visibles et les plus décisives dans le territoire pour faire une adaptation entre le jeu After the Maestro et le nôtre. À titre d’exemple, il a été souligné que le quartier était un lieu de passage avec des grands axes pour se déplacer rapidement. Le système sanguin de Tom K Kemp est devenu pour nous de Système de la Circulation. Au final, 6 systèmes ont été définis : circulatoire, (re)production, non-humain, intégrité, culturel et communication.
Chacun d’entre-eux s’est vu attribuer des caractéristiques et actions spéciales cohérentes avec leur rôle infrastructurel réel, pouvant influer le cours de la partie, ainsi qu’une aspiration personnelle à défendre.
En jeu
Le quatrième jour du workshop, nous avons pu expérimenter le jeu que nous avions co-créé. Chaque système, incarné par deux étudiant es, s’est installé autour de la table. Nous (Léo et Sophie) étions debout et avons récité le scénario de départ, qui a été choisi à partir des propositions faites par les étudiant es :
Dès l’aube, les habitant
Le déroulé de la partie se fait par succession de rounds suivant le même protocole :
le constat : avant de commencer le round, nous avions pour rôle de représenter les conséquences aux actions des différents systèmes. On incarnait le monde extérieur en dehors des éléments représentés par les systèmes. Nous avions également le rôle d’arbitres, par exemple si une action entreprise par un système était réalisable en un seul tour. Résoudre un problème lié à un système signifiait souvent laisser un autre système de côté, aggravant des situations qui étaient jusqu’alors stables.
le conseil : ensuite vient le temps d’un débat avec entre les systèmes. Ce premier round de discussion libre d’environ sept minutes où les systèmes peuvent interagir librement, puis un round d’action, où chaque système intervient sur les autres et sur la carte. Au départ, il n’y a pas de règles spécifiques sur l’ordre des actions, mais à tout moment, les systèmes peuvent se mettre d’accord pour instaurer de nouvelles règles, pour réguler la prise de parole ou leurs actes.
la phase d’action : c’est à ce moment-là que les systèmes imposent des malus ou des bonus aux autres ou à eux-mêmes en fonction de leur choix. Ils peuvent aider ou brimer les autres systèmes. Ces actions sont matérialisées par un terme inscrit sur une feuille de papier et affiché sur un panneau, qui résume l’état que l’on impose au système choisi. Chaque système est maître de ses actions et peut choisir de suivre un consensus ou de suivre sa propre voix. Néanmoins, faire une action n’est jamais neutre : par exemple, choisir d’aider quelqu’un peut coûter de l’énergie qui entraîne une déficience au sein de son propre système, tout comme s’imposer un malus parce qu’on a été mis de côté permet aux autres systèmes de prendre conscience de son importance au sein de l’équilibre global.
le bilan : annonce des actions réalisées et inscription sur la carte des changements opérés au cours du round (comptabilisé comme une durée d’un mois passé dans le jeu). Le système culturel étant en charge de la mémoire collective de la communauté, il retranscrit avec son libre arbitre le mois écoulé. Tous les autres systèmes inscrivent sur la carte évolutive les transformations apportées au quartier en fonction de leur action.
Le jeu comme politique préfigurative
Faire partie d’un ensemble fait prendre conscience des rapports de forces et des tentatives de prises de pouvoir des autres systèmes. Chaque action a des répercussions sur la communauté et sur soi-même. Rapidement, cette réalité a été perçue comme une urgence à mettre le débat et la cohésion au centre des interactions avec les différent
es joueur ses. Les étudiant es se sont mis es d’accord pour travailler de concert et agir comme un tout, répondant à toutes les difficultés extérieures à leur territoire. Réinventant par la même une forme de démocratie imparfaite qui leur était propre. Bien sûr, cela ne s’est pas fait sans heurt. La partie s’est terminée sur ce constat que les systèmes ont trouvé entre eux une manière de fonctionner, mais ce dernier résistera-t-il à une ouverture sur le monde extérieur, peuplé lui aussi d’autres systèmes et d’organisations différentes de la leur ?Ainsi, le jeu que nous avons co-créé à l’occasion de ce workshop simule un modèle d’organisation politique où les participant
es représentent différents éléments qui partagent un territoire donné. Avec le gain d’autonomie soudain des différents systèmes émerge la question de la gestion de la liberté en regard des interdépendances dont nous ne pouvons nous extraire. Cette prise de conscience est autant une possibilité de changer les choses, de suivre d’autres voies et ses désirs, qu’une manière de rendre visible les limites d’une autonomie pleine. Il faut alors négocier avec les autres et tenter de trouver un équilibre, d’abord entre les systèmes, puis éventuellement vis-à-vis du monde extérieur, dont l’existence se fait de plus en plus sentir au fil du jeu.Zone Autonome Spéculative - Neudorf Ouest se place dans la lignée de pratiques des jeux préfiguratifs, concept développé par l’artiste et chercheuse Carina Erdmann. Le jeu préfiguratif est « une forme de pratique participative qui utilise des techniques de jeu de rôle et de conception d’univers collectifs pour créer des simulations sensorielles de spéculations sociales ».
Ce workshop a permis d’acquérir une autre connaissance du territoire - du manque ou de trop plein de certaines infrastructures, des liens parfois insoupçonnés entre certains éléments. L’espace du jeu a été l’occasion pour les étudiant
es de prendre un regard critique et réflexif sur leur impact sur un territoire en tant qu’architectes, ce qui a été l’occasion de nombreuses discussions de fond sur les besoins d’une communauté, le vivre-ensemble, les difficultés à s’organiser, les enjeux d’un territoire situé. Pour conclure cet article, nous laissons ci-dessous le résumé constitué par le Système Culturel, qui avait pour tâche de résumer les événements qui se sont déroulés en jeu. À vous de faire la part entre le récit officiel et les nuances que celui-ci à tendance à laisser de côté…Zone Autonome Spéculative - Neudorf Ouest
Scénario de départ :
Dès l’aube, les habitant
es du quartier se réveillent et n’ont plus conscience qu’ils font partie de Strasbourg. De même, le reste de la ville a complètement oublié l’existence de cette partie du Neudorf. Les systèmes urbains trouvent donc leur autonomie et doivent travailler ensemble, sans oublier leurs propres intérêts, pour organiser cette nouvelle vie seuls.Nous venons de gagner conscience, nous, les infrastructures qui nous enchevêtrées pour former un tissu urbain et social qui semble avoir perdu la mémoire de sa globalité et de ses contours. Qu’allons nous faire maintenant que nous sommes déstabilisés par cette coupure soudaine qui fragilise notre intégrité, mais qui permet d’être habités de désirs qui nous sont propres ?
Nous sentons que notre autonomie n’en signifie pas moins que nous sommes interdépendants ; si un Système tente de s’émanciper de cette aliénation, les choses risquent de prendre un tournant dramatique. Nos représentants se réunissent autour de la carte de notre territoire-corps commun et tentent de s’organiser communément face aux défis qu’amènent la disparition de la gouvernance, sans oublier de défendre leurs intérêts propres…
Mémoire collective « impartiale et objective » écrite par l’ensemble des institutions culturelles et gardée précieusement dans les archives de la ville sous la tutelle du Système Culturel :
Mois 1 : Le Système (Re)productif cherche le bon fonctionnement. Le Système de l’Intégrité propose de s’inquiéter du traitement de l’eau. Le Système Culturel cherche le respect pour le Système Non-Humain.
Mois 2 : À la rescousse du Système (Re)productif ! Suite aux actions collectives des différents Systèmes, il retrouve une certaine stabilité. Pour autant, en se concentrant sur cette tâche, les problèmes des autres Systèmes ont été négligés, ce qui provoque des complications sur l’ensemble de notre territoire...
Mois 3 : Nous voyons les conséquences d’avoir trop concentré nos forces en un seul Système. Le Système de l’Intégrité se trouve sous tension, ce qui rend le Système Culturel confus et paralyse le Système Circulatoire. Avec un grand effort collectif des autres Systèmes, nous réussissons au moins à rendre la circulation plus fluide, ce qui limite les dégâts.
Mois 4 : La culture a été négligée à un point qui commence à porter des conséquences sur le Système (Re)productif. Le Système Non-Humain construit une cohésion au sein des éléments qui le compose et le Système de Communication commence à retrouver de la cohérence, il gagne en clarté.
Mois 5 : Après que le Système de l’Intégrité soit devenu poreux, le Système Circulatoire a repris du contrôle sur les entrées de la zone pour limiter l’impact de cette porosité. Les déchets sont mieux gérés et il est question de la création d’une forme de police ; mais le sujet fait débat, même s’il semble important pour l’avenir.
Mois 6 : Après de très longues négociations, l’école et le cinéma sont finalement en co-gestion entre le Système Culturel et le Système (Re)productif ! Ainsi le Système Non-Humain continue à aider les autres avec ses grandes qualités. Grâce au rétablissement du Système de Communication, nous apercevons des hordes de danseur
euses erratiques errant dans la zone, certain es craignent le pire. Néanmoins, pas de quoi s’inquiéter : nous décidons d’organiser la fête du village pour fêter les bonnes nouvelles et nouvelles alliances !Mois 7 : Nous sommes Hors-contrôle ! C’est la panique : il se trouve que les danseur
euses étaient affecté es par quelque chose qui semble venir du Système Non-Humain. Une épidémie se propage... Qui aurait pu le prédire ? Suite à son inefficacité pour prévenir les conséquences de l’organisation de la fête du village, le Système de l’Intégrité essaye de mettre la faute sur la culture. Le Système de Intégrité décide de nous confiner, avec comme excuse le fait de limiter la propagation de cette épidémie ! Ne serions-nous pas loin d’une dérive autoritaire ? Comme conséquence directe du confinement de notre Système Culturel, le Système de Communication ainsi que le Système de (Re)production se retrouvent eux aussi sous tension pour combler le manque.Mois 8 : C’est la fin du confinement ! Nous avons réussi à limiter les dégâts. Le Système (Re)productif est soulagé et démarre la construction d’un centre de recherche pour trouver l’origine de la maladie.
Mois 9 : L’épidémie a été maîtrisée. Nous avons réussi à trouver un équilibre avec le Système Non-Humain, en nous adaptant à notre tour. Maintenant que les crises sont passées, nous décidons de créer Le Conseil des Systèmes. Ce premier pas vers un système de vote démocratique suffira-t-il à contrer les désirs autoritaires qui pourraient habiter certains d’entre-nous ?