Huitième lettre de Bamako : « Le rêve paysan »

Publié le 2 novembre

Ma huitième missive raconte une escapade à la lisière de Bamako, là où de plus en plus de citadins viennent chercher un peu d’air frais et de verdure.

par Mohomodou Houssouba
Chercheur associé au Centre d’études africaines de l'Université de Bâle.


Bamako, le 21 octobre 2023

Chère amie,
notre deuxième sortie à la campagne nous a éloignés des quartiers étouffés par la chaleur un jour, inondés de boue rouge suite à des averses le lendemain, ou avalés par l’obscurité et le vacarme des générateurs la nuit ! Mon cousin a l’habitude d’aller voir ses terres à une trentaine de kilomètres de la ville en fin de semaine. C’est la dernière occasion pour l’accompagner à la campagne. Nous y tenons vraiment, mais il doit s’organiser avec un ami dont le véhicule peut tenir la route sur un terrain parfois impraticable, surtout en saison de pluies. Cet ami partant en voyage, le suspens dure jusqu’au matin, lorsqu’on nous intime de prendre un taxi pour les rejoindre avec le fils de son ami. Plus tard, nous nous rendons compte qu’il y aura un grand cortège ce samedi. En plus de deux jeunes enfants, on apprend que son épouse vient aussi, pour la première fois.

Nous mettons le cap sur Falani et suivons une piste parallèle qui hésite entre les routes de Gao et de Sikasso. Nous longeons le nord de la zone aéroportuaire pour sortir de l’agglomération et entrer dans la « savane rouge ». Après un dernier croisement de la route Bougouni-Sikasso, nous empruntons cette fois-ci une vraie piste de brousse, en direction de Soro. Les pluies tardives ont alimenté de petites mares le long du chemin. Comme on dit : « Ici on n’évite pas les trous, on choisit son trou. » Ces trous d’eau sont aussi des abreuvoirs pour une espèce de tortues de brousse encore répandue dans la zone que le trafic croissant met inévitablement en danger.

L’hivernage prolongé a préservé le vert de la nature, qui semble « propre » et vivace. La poussière rouge n’a pas encore eu l’occasion de peindre le feuillage totalement à ses couleurs. C’est un paysage de clairière, boisé mais peu touffu. On y distingue différentes formes d’occupation. Certains terrains sont entourés de haies vives ou de murs de tailles variables d’où dépassent des têtes de vaches, d’autres montrent un début d’exploitation agricole. Rien de systématique, mais apparemment toutes les terres comprises entre la zone aéroportuaire de Sénou-Darani et Bougouni – sur près de 145 km – ont été découpées et vendues. Aujourd’hui, on les rachète au prix fort. Les résidents urbains, ayant occupé la ville étalée sur 50-60 km qu’est devenue Bamako, gommant ruisseaux, chenaux, forêts et petites collines, érigeant une jungle de béton sans le moindre réservoir d’air frais, se sont décidément tournés vers la campagne proche et même lointaine. Après l’urgence de l’habitat, dictée par le cauchemar des loyers, vient le rêve paysan. Sur la route de Guinée au sud-ouest, sur les routes de Sikasso au sud-est et de Gao au nord-est, les terres villageoises sont en train de devenir des terrains pour domaines privés.

C’est une évolution qui s’est accélérée les quinze dernières années. Je me rappelle quelques connaissances qui achetaient alors des terrains pour en faire des champs. Ils n’en avaient pas besoin pour se nourrir, mais la pratique se justifiait à leurs yeux par la discipline et l’hygiène de vie qu’elle impose. Puisque le dimanche est déjà réservé pour les mariages à Bamako, en passant le samedi aussi en ville, à siroter du thé et à manger, le mâle vieillissant se met gravement en danger. Avoir un champ, c’est ainsi être forcé de sortir, de quitter la ville, laisser derrière soi son brouhaha et ses miasmes pour une journée en campagne. On s’enfonce dans la brousse, on respire l’air pur, je dirais même qu’on l’avale goulument. On se remet au travail physique, même si le plus dur revient aux ouvriers, gardiens et bergers.

Pourtant le parcours est particulièrement rude. Même un véhicule tout-terrain vous laisse sentir chaque trou de la piste. La progression est lente, et le soleil tape de plus en plus fort. Nous nous arrêtons pour attendre quelqu’un. C’est un berger et le futur gardien qui veillera sur la propriété la plus éloignée. Tout s’est organisé au téléphone et au point du rendez-vous il confie sa moto à un voisin proche de la route. Une fois à bord, nous commençons à échanger, et je me rends compte qu’il vient de la même zone que nous. Ce sont les éleveurs de Gabéro, juste un peu à l’est de Bagoundié et Tacharane, qui ont migré dans cette région pour garder le cheptel des nouveaux éleveurs urbains.

Une dizaine de minutes plus tard, nous arrivons à un domaine de 50 hectares appartenant à une figure publique très connue. La femme est une pionnière dans la création de ferme d’exploitation mixte avec une modeste production potagère à côté. Le projet semble avoir ses meilleurs jours derrière lui, même s’il en reste une plantation d’agrumes visiblement en souffrance et une production limitée de lait frais vendu en ville. L’épopée des vaches laitières introduites du Brésil ou issues de croisements avec des espèces européennes semble révolue. Le doyen des bergers nous accompagne à la prochaine colline sous laquelle mon cousin a acquis son terrain il y a plus de dix ans. Sur sept hectares, la propriété est plus étendue que je ne pensais. Nous passons le reste de l’après-midi à la parcourir, à commencer par la maisonnette en cours de construction. C’est le logement du gardien, qui s’intéresse personnellement à l’état d’avancement du chantier.

Nous suivons les familiers des lieux. On nous explique la signification des nombreuses termitières parsemées sur le terrain. Le savoir endogène y accorde une importance particulière. Pour le paysan, leur présence est un signe de nappe phréatique abondante. En effet, on les repère pour déterminer le meilleur emplacement d’un puits. Les termites sont les géologues de la savane rouge. Elles indiquent les sources vitales et leur demeure sert de château d’eau. Elles apportent même des terres précieuses que les guérisseurs viennent chercher pour soigner les corps des humains. Dans ce cycle, le soin et la générosité ne sont pas nécessairement réciproques. Suite aux déblayages et aux prélèvements de terres médicinales, de nombreuses termitières sont démolies, renversées ou écrasées par des engins à grosses roues. Mon cousin me montre quelques victimes aplaties le long du chemin. Eux cherchent à les préserver, vaille que vaille. Nous parlons de notre enfance, les légendes autour des grandes termitières et des figures de termitières dans les contes, les demeures des génies du bien ou du moins bon. Tout au long de notre tour, j’ai essayé d’identifier les nombreuses plantes et arbustes que je ne connais pas. La flore est quand même assez différente de celle de Gao. Une application sur mon téléphone arrive souvent à donner une identité crédible. Je demande aussi les noms que les locuteurs du songhay connaissent souvent en bambara seulement. Il faut consulter un dictionnaire bambara-français en ligne pour démêler la chose. Il reste le nom en songhay, mais il n’existe pas encore de dictionnaires bilingues reliant nos langues nationales, maintenant officielles. On pourrait commencer par-là !

Nous terminons notre promenade sur le flanc nord de la colline. Il y a une rangée dense d’arbres élancés. À l’approche du bout du terrain, nous voyons émerger une installation curieuse. Mon cousin m’explique que des gens viennent y faire de la récupération d’huiles de moteur usées. C’est la première fois que j’entends parler d’une telle pratique. Pour quoi faire ? Il me rappelle tous les étals de vente d’huile que l’on dépasse en bords de route. Raison pour laquelle il ne faut jamais se hasarder à acheter de l’huile de ces vendeurs, dit-on. Un moteur qui les prend ne survivra pas très longtemps. Moi, c’est l’état du terrain qui m’inquiète. Sur cent mètres ou plus, la terre est profondément souillée et abîmée. Pour la nettoyer, il va falloir creuser en profondeur et remplacer le sol. Le comble est qu’il ne connaît même pas les gens qui ont installé cette petite usine sur son terrain. Car bien qu’artisanale, la construction est impressionnante. C’est une plateforme, surmontée de cuves, qui utilise un système de vases communicants. La cuve surélevée à un bout est remplie du « jus » trouble qui est chauffé à haute température pour séparer les éléments. Les résidus d’huile récupérés passent par des filtres semi-artisanaux pour retomber dans la cuve de récupération. On ne sait quels adjuvants entrent éventuellement en jeu. L’huile est ensuite refroidie et mise en bouteille pour la vente. Peut-être que je m’inquiète plus que de raison, mais j’enjoins à notre hôte de tout entreprendre pour faire cesser cet empoisonnement aux conséquences quasi irréversibles.

L’après-midi tire à sa fin. Les enfants montrent des signes de fatigue malgré leur appétit pour la sortie en savane. Tout de même, ils font encore brave mine. Le père nous dit combien ils adorent la campagne, et que c’est un drame quand ils ne peuvent pas le suivre aux champs. Nous ramenons les bergers. Au premier marigot couvrant une partie de la piste, le chauffeur arrête brusquement et saute de la cabine. Il vient d’apercevoir une tortue de brousse qui s’est vite glissée dans l’eau. Il passe quelque minutes à fouiller avec un rameau, sans succès. Ce sont des bêtes intelligentes, nous confie-t-il. En une seconde, elles peuvent disparaître dans la boue. Lui et mon cousin en ont quand même pris plusieurs fois durant la saison des pluies, deux petites il y a juste une semaine.

Nous continuons vers la sortie de Falani. C’est là qu’il a un petit terrain acheté il y a une quinzaine d’années. Un hectare et demi qui pourra servir de résidence au milieu des champs après sa retraite. Il nous raconte le récit à rebondissements de la parcelle qu’il a failli perdre. Dans le temps, il y avait très peu d’aménagements, même dans cette partie jouxtant la zone aéroportuaire. On achètait son terrain et mettait des piquets en attendant d’avoir les moyens de construire un mur ou une cabane. Voilà qu’il se rend compte un jour qu’on a vendu son terrain à un homme qui a commencé à construire et planter avec diligence. C’est au bout d’une longue bataille judiciaire qu’il a pu récupérer son terrain. Il a eu raison devant la loi et en est soulagé, mais il est désolé d’être une énième victime de la spéculation foncière sauvage et du vol de terres devenu un vrai fléau, mais tout à fait sous-estimé. Lui se dit être une « victime chanceuse ». Il y a des parcelles vendues à deux, trois acquéreurs à la fois. En fin de compte, celui qui perd le jugement perd son investissement. La faute revient au perdant ; les criminels vaquent à leurs affaires, à la recherche de nouvelles proies. Il a promis à l’acheteur du sien de lui rembourser les coûts du mur et de le dédommager pour les arbres fruitiers. Il le fait par empathie, le considérant pareillement victime du système de confiscation quasiment inextricable qui prévaut dans ce domaine. Les goyaviers ont bien donné d’ailleurs, et un adulte en a cueilli deux ou trois fruits mûrs pour les offrir aux fils de mon cousin, qui s’y est opposé : « Ces fruits ne nous appartiennent pas encore. Ils sont la propriété du vieux. »

Le petit soir se dessine dans le ciel. Nous reprenons la route pour retourner en ville. Nous replongeons dans le chaudron de la circulation bamakoise en mouvement perpétuel, avec son long crachat de fumée noire. Je comprends en ce moment les délices de la fuite des citadins hors de la cocotte-minute qu’est devenue leur ville. Samedi, aux champs donc, sauve-qui-peut pour tous ceux qui en ont les moyens !

Bien à toi,

Mohomodou Houssouba


Image du bandeau : Sur la route de Falani (Google maps).
Photographies : Mohomodou Houssouba.
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