L’impensé sexué de la ville dans les politiques urbaines

Publié le 4 août

La politique de la ville est la politique dont s’est dotée la France pour parer aux effets de la modernité sur la ville et sur le lien social, effets de désagrégation et de destruction qui ne se sont révélés que progressivement à partir des années 1950, et sur lesquels les actions correctives tentées depuis le milieu des années 1970 semblent avoir peu de prise. La question de l’égalité entre les femmes et les hommes en est souvent la pierre angulaire. Pourtant cette approche reste aveugle à la réalité qu’elle a sous les yeux : celle d’un urbanisme qui, en l’amputant délibérément de son versant féminin, a entièrement désorganisé la ville et hypothéqué les possibilités d’une vie sociale civile [1].

par Chantal Deckmyn
Architecte, urbaniste et anthropologue


La politique de la ville et la modernité

Le géographe Augustin Berque définit ainsi la rapport que la ville et le lien social entretiennent avec la modernité :

Comment faire pour que la réalité de la ville soit animée par l’esprit de la cité, pour qu’aux formes urbaines correspondent un lien social ? Cette question, c’est la modernité qui nous la pose ; et elle la pose parce qu’elle, en tant qu’elle est modernité, ne peut pas la résoudre. Elle ne le peut pas, de par l’alternative qui l’a fondée : d’un côté le monde physique, dur et objectif de la chose en soi, de l’autre le monde phénoménal, qu’imprègne confusément notre subjectivité. Cette alternative, prétendant vider les choses de l’intersubjectivité humaine, les a effectivement réduites à une collection d’objets mesurables et manipulables. […] Par la décomposition des formes urbaines et par l’exténuation du lien social, elle a désintégré les motifs traditionnels de l’habiter-ensemble. En a-t-elle créé de nouveaux ? La modernité, par essence ne peut pas le faire. […] Par modernité, j’entends le processus dont le paradigme s’est mis en place au XVIIe siècle, dans le complexe cosmologique Bacon - Galilée - Descartes - Newton ; processus qui, à partir de ce moment, a commencé à transformer de plus en plus profondément le monde. Le motif capital de ce processus a été le dévoilement progressif de la dimension physique, factuelle et objective de la réalité. Dans cette dimension-là, il n’y avait ni dieux ni sentiments ; c’est donc une dimension essentiellement étrangère à l’homme, comme Pascal l’avait senti dès le début : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » Dès lors était enclenché le désenchantement du monde, processus dont l’aboutissement a été formulé par Nietzsche : « Dieu est mort. » L’illusion du projet moderne a été de croire que cette dimension-là était toute la réalité ; et son utopie de prétendre y réduire effectivement toute réalité [2].

Les politiques sociales et urbaines à partir de 1945 ont été façonnées par la modernité, elles ont intégré ses conceptions, outils et modalités d’action : une approche scientifique, technique et gestionnaire, s’appuyant sur un découpage de la réalité en zones et en catégories. Elle se résume dans la quasi-totalité des contrats de ville à une incantation pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Or si le concept d’égalité renvoie à une lutte légitime contre les discriminations, est-il ici pertinent ? Offre-t-il un outil efficace ? neutre ? voire contre-productif ?

1. Dans la ville constituée, les creux sont la contre-forme des pleins. Ils sont engendrés par le territoire anthropologique, par son histoire, et ils s’engendrent mutuellement. L’espace public de la rue a une forme que l’on peut reconnaître, dessiner, et il a un nom. Sa forme est constituée par le bord des îlots privés. Espaces publics et espaces privés partagent une même peau : la façade des immeubles. (Saintes) 2. La modernité découpe la réalité vivante de la ville, la fait éclater en zones fonctionnelles catégorielles (commerces, bureaux, logements, pour les riches ou pour les pauvres, etc.), reliées entre elles par des voies rapides et des ronds-points. La ville constituée s’appelle désormais « centre historique », devient elle-même une zone réservée au passé et au tourisme. Dans les zones, quelles qu’elles soient, les écarts des bâtiments entre eux et avec la voirie se présentent comme un vide sans forme définie. (Aubagne)

Séparer le groupe des hommes de celui des femmes, fut-ce par un signe d’égalité reste une opération typiquement moderne, en ce qu’elle offre de la réalité vivante une approche qui se donne pour objective et scientifique, ici arithmétique, séparant ses objets comme s’ils pouvaient être considérés et manipulés en tant que tels. D’une part, in vivo, un individu, outre qu’il est issu d’une femme et d’un homme, ne peut être ni identifié à un sexe, ni défini, discriminé, par cette seule identification.

3. Dans l’urbanisme de l’après-ville, l’espace dit commun, vert ou extérieur, n’a aucune forme que l’on puisse définir ni nommer. Ce sont les immeubles-objets qui portent des noms, de surcroît des noms d’oiseaux, des noms que l’on croirait ironiques, tirés des manuels scolaires. L’espace commun n’appartient pas à tout le monde comme un espace public, ni à quelqu’un – qui y serait attaché et en prendrait soin : il n’appartient à personne, à personne de concret. Il est la propriété juridique d’une entité gestionnaire. (Toulouse, zone de logement du Mirail)

D’autre part, c’est précisément d’être discriminés et manipulés séparément qui pose problème aux destinataires de la politique de la ville. Ce dont souffrent aujourd’hui les pauvres et mal lotis dont elle s’occupe, c’est des conditions de vie en isolats que leur impose la modernité, conditions de solitude, d’abandon et de peur (on dit « sentiment d’insécurité » ) qui viennent aggraver et hypothéquer leurs situations.

4. Pour s’installer, l’urbanisme de la modernité en opérant sa table rase transforme le territoire en terrain à bâtir. S’il le faut, il démolit la ville et la trame de ses rues pour y installer ses immeubles tels des ovnis atterrissant sur un sol vitrifié. Ici, un centre commercial et quatre tours en lieu et place d’un quartier de centre-ville. Celui-ci comptait une place et quarante trois rues qui offraient à plus de deux mille citadin-e-s un contenant pour leur vie individuelle, imaginaire et sociale. (Marseille centre)

Ce qui manque cruellement, dans cet au-delà moderne de la ville où ils essaient de vivre, sinon d’habiter, ce n’est pas un signe égal entre les deux termes d’une équation, c’est un milieu normalement fertile, un support vivant de sens, ainsi que la référence suffisamment commune à un tiers – support de la dimension symbolique, de l’intérêt public et de la loi. En effet, seul l’accueil dans un tel milieu permet que se développent la curiosité, la connaissance, la parole, la civilité, le sentiment (malgré tout rassurant) d’être parmi les autres.

Mais le fait est que, partout, la modernité a substitué la juxtaposition d’objets homogènes et surexposés, à des processus vivants, à des milieux hétérogènes, hiérarchisés et complexes, avec et dans lesquels des sujets vivants peuvent échanger. Dans l’espace de la modernité, c’est la figure même de la ville qui est inversée : le « tissu » urbain qui la caractérisait, tissage de pleins et de creux, de formes et de contre formes, d’ombre et de lumière, est remplacé par un espace vide sans bords sur lequel sont érigés des objets solitaires, des immeubles sans relation au sol ni entre eux. La rue est abolie. Les nouveaux espaces entre les constructions n’ont pas d’identité propre (ni d’ailleurs de nom), ils se déduisent du construit. Il n’y a plus de creux mais des vides résiduels, l’ombre est exclusivement celle portée par les bâtiments.

5. et 6. Les deux plans sont à la même échelle ! À gauche la ville constituée et son centre-ville. À droite une zone de logement de la commune. L’espace public est en noir, chacune des parcelles est colorée pour la distinguer des autres. (Aubagne)
5. Le plan illustre ce que l’architecte danois Jan Gehl appelle des « villes à échelle humaine ». Lorsqu’une personne sort de sa parcelle privée, elle pose le pied dans un espace public dont la forme entoure et contient une vie animée par la diversité des activités et la présence non-prévisible des autres. 6. Dans la zone de logements, l’échelle des parcelles est démesurée, multipliée jusqu’à cinq cent fois la précédente. L’espace public est réduit à un mince filet de circulation automobile. Sortant de chez soi, son habitant-e entre dans un autre espace privé où il ne rencontrera, entre les parkings et les espaces verts, aucune autre « activité » que le logement et aucun étranger aux habitants permanents (aux pensionnaires ?) du lieu, qui rentrent chez eux ou en sortent.

Or les creux – espaces publics, interstices, friches – c’est ce qui permet d’habiter la ville : ils sont en particulier les lieux du jeu et de la mise en scène sous toutes leurs formes, jeu des enfants, des adolescents, jeu du théâtre social ordinaire, civil, mise en jeu du débat politique (pas de manifestation sans espace public), mises en scène symboliques, cérémonies. Goffmann, Senett, Gaudin, Kroll, Prigent, Maspero, Milovanoff, Legendre : nombre de sociologues, d’architectes, de poètes, de juristes ont insisté sur la nécessaire présence de l’ombre et de la forme en creux dans la ville, sur la scène tant sociale qu’urbaine.

Comment se défaire de l’héritage ?

Néanmoins la modernité nous a légué cette somme d’objets qui, partout où elle a réalisé son utopie, a désagrégé et stérilisé les lieux, les rendant relativement inhabitables. Et la mission de la politique de la ville est de tenter de rendre ces objets reçus en héritage plus vivants, de recréer avec ou malgré eux, un monde habitable. Pour cela, il faudrait qu’elle ait les moyens de rompre avec ce système d’isolats, de remettre du liant, d’exhumer et de restaurer les chaînes de sens fractionnées, de permettre au vivant de reprendre ses droits… rompre aussi avec le système de projets qui le plus souvent tend à stériliser le vivant en le découpant selon les conceptions scientifiques, industrielles et fonctionnalistes du XXe siècle.

Mais elle se heurte aux apories et aux paradoxes de la modernité : combattre celle-ci ne peut se faire avec les armes qui sont précisément les siennes : nier, démolir puis ériger. Tenter d’évacuer les effets de la modernité reviendrait à reconduire ses propres procédés, mais, surtout, revenir à un état antérieur n’est pas chose possible. Ses effets – sa présence matérielle autour et au centre de nos villes, l’actuelle désagrégation du lien social – font maintenant partie de la réalité historique.

7. Les rez-de-chaussée privés sont solidement plantés dans le sol public, créant avec lui une pliure, laquelle est l’espace de la négociation entre les intérêts privés et publics. À cet endroit la peau des façades travaille particulièrement son grain et ses ornements, les entrées sont ourlées ; les portes, en marquant à la fois une limite à respecter et une hospitalité, invitent à la civilité. (Grasse) 8. L’urbanisme crée une ville sans rez-de-chaussée : quand le bas des immeubles n’est pas technique, aveugle et muet, inhospitalier, il est souvent hostile. En se fermant hermétiquement, en s’absentant, et en refusant le dialogue, le rez-de-chaussée devient paradoxalement le joint fragile des bâtiments. Cet état de fait entraîne une obsession sécuritaire et une course à l’armement particulièrement rentable, inventive (caméras, barreaux, piques, etc.)… et contre-productive. (Marseille)

C’est en effet une nouvelle utopie que de penser résoudre les problèmes posés par cet urbanisme, ses tours, barres, résidences et lotissements, en les démolissant. La démolition, tout comme ce que l’on a appelé le post-modernisme est un avatar, un pur produit de la modernité : il s’agit toujours de traiter de l’objet isolément et comme un tout.

Détruire un bâtiment, c’est anéantir sans espoir de retour bien plus que l’objet détruit. C’est détruire un monde invisible, non seulement celui qui accueillait des pensées, des souvenirs, un écosystème (venu avec le temps, fait d’usages, d’habitations plus ou moins éphémères), mais surtout c’est détruire les parois par lesquelles le plein donne forme au vide qui l’entoure, c’est détruire un univers. Et c’est bien cela que nous avons tant de mal à penser : notre « insu », l’invisible qui accompagne toujours le visible, et qui subit avec lui les effets de nos interventions, effets qui par définition nous échappent le plus souvent.

Il ne suffit pas de démolir tours et barres pour qu’elles n’aient pas été construites, que leur urbanisme n’ait pas stérilisé le territoire, n’ait pas effectué son découpage dans le vivant. Une fois le vivant découpé il est malgré tout un peu mort. On ne peut pas faire que ce qui est n’ait pas été, on ne peut du passé faire table rase (devise que les modernistes ont fait la leur), il n’y a pas d’ardoise magique. L’état de nos villes, c’est ce à quoi la politique de la ville a à faire. Ce que cet état requiert c’est un changement de regard ; ce qu’en tout état de cause, il ne requiert pas, c’est la négation qui signe le mépris, la substitution qui signe l’amnésie, l’inversion des manettes ou la démolition, qui ne sont autres que des démonstrations de force, des actes de guerre.

Rendre possible aux plus mal lotis d’habiter, et à tous d’habiter ensemble, demande de reconstituer un fond, un « sol qui fonde notre existence au sein du monde ambiant » [3]. Il ne s’agit pas de « recoudre le tissu urbain », de raccorder des « quartiers » en lançant des passerelles par-dessus des voies rapides. Il s’agit de les refonder, et, par là, de refonder leur cohésion entre eux, de leur permettre de s’enraciner dans un sol consistant et commun, duquel ne soit pas drainé en permanence le sens, l’histoire et tout ce qui forme lieu, société humaine. Il convient de restaurer la dimension éthique et symbolique des lieux habités, de leur permettre de former un paysage, des paysages (l’inverse de la table rase).

Pour cela, ce que nous avons à définir ce sont des façons de faire et de penser qui se démarqueraient de celles de la modernité, qui en interrompraient la répétition, et qui, néanmoins, seraient compatibles, cohérentes avec l’état actuel de nos villes, de notre lien social et de nos mentalités. La question de la différence des sexes est-elle susceptible d’intervenir, et de quelle façon, dans cette question qui se pose à la politique de la ville ?

La différence des sexes

En effet, que (diable) vient faire ici la différence des sexes ? C’est probablement l’apparente incongruité de la question qui motive l’actuel silence de la politique de la ville sur ce sujet.

La différence des sexes. Pour examiner une question aussi complexe, piégée, il nous faut revenir à la définition la plus indiscutable que nous pourrons énoncer, en deçà de la superposition des imageries, en amont des constructions culturelles et sociales de l’identité sexuelle. Suivant en cela l’anthropologue Françoise Héritier, le plus pertinent nous paraît le retour à l’élémentaire, ici l’anatomie :

La différence des sexes, butoir ultime de la pensée : (…) c’est l’observation de la différence des sexes qui est au fondement de toute pensée, aussi bien traditionnelle que scientifique. La réflexion des hommes, dès l’émergence de la pensée, n’a pu porter que sur ce qui leur était donné à observer de plus proche : le corps et le milieu dans lequel il était plongé. Le corps humain (…) présente un trait remarquable, et certainement scandaleux, qui est la différence sexuée et le rôle différent des sexes dans la reproduction [4].

L’humanité se présente sous deux formes, la masculine et la féminine, à la fois distinctes et indissociables. C’est là une réalité aussi simple et aussi énigmatique que ce que l’on appelle la vie ou la nature. Au-delà des caractères sexuels secondaires variables, il demeure des différenciations anatomiques qui, elles, constituent des discriminants invariants.

9. Hans Weigel l’ancien, Anatomie de la femme, 1550, gravure sur bois.

Le sexe masculin proprement dit, le pénis, est un organe extérieur qui présente un volume plein, qui possède les caractéristiques de visibilité d’un objet exposé à la lumière, suffisamment isolable pour être saisi en tant que tel et représenté. Directement connaissable, sa présence fait fonction de preuve de son existence.

Le sexe féminin, le vagin, est un organe intérieur, un creux entre des parois, un vide défini par ses bords. C’est un organe qui ne peut de ce fait être isolé comme un objet, sa forme ne peut être saisie, ni même vue ou représentée. S’ajoutant à son caractère de non-objet non saisissable, le fait qu’il se tient dans l’ombre le rend non directement connaissable, énigmatique, objet de spéculations. Physiologiquement, ce qui caractérise aussi le sexe féminin c’est, non pas l’enfantement, mais la capacité d’enfanter, de laisser un petit humain grandir à l’intérieur de la cavité utérine, et de l’aider à naître.

Cette courte méditation phénoménologique ne nous sert pas à avancer des extrapolations symbolistes, des liens de cause à effet essentialistes, indémontrables, entre anatomie et psychologie (par nature, les femmes seraient passives et les hommes actifs ou les hommes directs et les femmes énigmatiques), mais bien, dans une visée sémantique, à essayer de cerner comment nous pouvons entendre et utiliser les qualificatifs masculin et féminin.

Quelle que soit son appartenance sexuelle, chaque individu porte en lui des cellules féminines et masculines, et développera dans son histoire des traits masculins et féminins selon un agencement qui lui sera propre. Identifier les individus femmes avec le versant féminin de l’humanité, et les hommes avec le masculin, c’est non seulement opérer une séparation et des amalgames purement abstraits, réifiants, mais c’est également réduire les individus et les amputer d’une part d’eux-mêmes, les prendre pour ce qu’ils ne sont pas.

C’est pourquoi, au-delà des individus hommes ou femmes, s’agissant de la dimension collective de la ville, il nous paraît intéressant d’examiner le rôle et le poids aujourd’hui de ce qui peut être qualifié de féminin ou de masculin dans l’élaboration sociale et urbaine.

La politique de la ville, la modernité et la différence des sexes

Nous en tenant à ces qualifications, nous pouvons donc à tout le moins ranger dans le registre masculin ce qui est extérieur, ce qui fait objet, ce qui est visible, directement connaissable, saisissable, et qui a une capacité de projection et d’intervention. De son côté, le registre féminin rassemble ce qui est intérieur, qui fait un creux, ce qui est impossible à constituer en objet, à saisir, à montrer, ce qui se tient dans l’ombre, ni visible ni directement connaissable, et qui a la capacité de contenir, d’accueillir. Par ailleurs, tandis que le masculin est familier de l’objet fini, le féminin, par sa capacité d’enfantement, est familier de la gestation, en accord avec les lents processus de naissance des êtres vivants, sa disposition n’est pas de produire des objets, mais de se prêter à la vie.

Ce que nous avons vu plus haut, c’est que la modernité se manifeste dans la ville et la vie sociale de façon massivement masculine ; vise, de plus, à en abolir les versants féminins. Les formes en creux, comme la rue et l’ensemble des espaces publics, les interstices ou abris, l’ombre, les lieux indécidables (les friches), les espaces « entre » ou reliant, les espaces accueillants, hospitaliers, sont peu à peu évacués au profit des objets immeubles, de ce qui est isolé et qui isole, au profit du visible, du projet, de l’intervention.

10. Les ronds-points sont des séparateurs urbains. Ce sont, à l’opposé des carrefours, des figures sans bords et centrifuges qui stérilisent leur contexte, démolissent activement la ville, ses trames et ses fondements. (Aubagne) 11. Les passerelles ne sont pas conçues pour permettre de construire ni surtout d’incarner des continuités, mais pour relier des isolats en maintenant et en enjambant les écarts. (Marseille)

Le découpage de l’espace découpe aussi le temps. La temporalité des modernes est également masculine, c’est celle de la fabrication et de la démolition d’objets. Aux dépens d’une temporalité respectueuse des lieux longs à advenir, et laissant germer, accompagnant la naissance de lieux habités. Un découpage en « zones » entraîne la constitution d’espaces à mi-temps, coupés de la vie durant la nuit (temps de l’invisible), ce qui entraîne la transformation d’une nuit vivante, habitable, en un temps mort, et donc d’un espace-temps profond, énigmatique, insolite, en un espace-temps exclu, dangereux. Le temps public lui-même, que l’on pourrait qualifier de féminin dans la mesure où il se contente de contenir et d’accompagner la vie dans ses rythmes, a été désagrégé au même titre et en même temps que l’espace public. Une fois retiré l’espace-temps public qui fait lien parce que fonds commun entre les individus, chacun est livré à l’individualisme ou à des collectifs répondant aux règles et aux découpages de l’homogénéité, des clans ou des communautés. Dans ce contexte, celui qui est différent, autre (y compris l’autre sexe), devient étranger, ennemi, et c’est la loi du plus fort, loi par définition masculine, qui l’emporte.

12. L’espace public est le théâtre de la vie publique jour et nuit (Marseille, rassemblement spontané le soir de l’attentat contre Charlie). Il n’en va pas de même dans les espaces à mi-temps – de jour ou de nuit – des zones. 13. Dans la ville, certains commerces permettent que la vie continue la nuit, veillent à la tranquillité publique et rassurent les isolé-e-s et les passant-e-s. (Marseille)

Le vis-à-vis solitaire des immeubles avec le soleil et la nature, les immeubles détournés les uns des autres (tous orientés dans le même sens comme des tournesols), l’écart des logements dans le damier des lotissements, achèvent le travail d’une tendance masculine à laquelle on a laissé tout le champ, et qui ne s’articule plus sur son contrepoids féminin pour garantir aux villes leur humanité ni aux plus fragiles la protection d’une loi qui est tout sauf celle de la nature. Ré-équilibrer le registre féminin, ce serait redonner sa place à la dimension symbolique, qui nous permet de nous penser et de nous penser dans le monde, laisser leur place à la métaphysique, au monde intérieur, et à la parole qui permet de rendre compte des émotions, des sentiments, de ce qui ne se voit pas.

14. Le volume de la rue forme un U avec ses bords et son fond. Sa forme est mise en scène, elle accueille le commerce des uns avec les autres, des inscriptions (nom de rue, enseignes, affiches, indications) et des passant-e-s venus d’ici ou d’ailleurs. Elle permet de jouir du lieu, d’y circuler comme de s’y arrêter, d’être là. Les façades offrent leur meilleur visage et les fenêtres en vis-à-vis se regardent. Lorsque l’on s’y trouve, on y est soumis aux règles de la Loi de la République. Les formes urbaine et sociale s’engendrent mutuellement. (Marseille) 15. L’urbanisme ne propose nulle mise en forme ni en scène, les immeubles évitent soigneusement de se regarder, surexposent de tous côtés leurs quatre faces et leurs habitant-e-s. Lorsque les gens sortent de chez eux, ils sont soumis, non à la Loi de la République (qui libère notamment des coutumes communautaires, souvent patriarcales), mais au règlement de bailleurs ou de syndicats. (Toulouse, Le Mirail)

C’est à la rencontre du féminin et du masculin qu’il nous faut travailler, pas seulement entre les individus hommes et femmes, mais dans toutes les dimensions de la ville. L’enfant qui vit de façon quotidienne une structure sociale et spatiale d’où l’espace public est absent, où l’espace privé est surexposé, où l’arrière et l’avant, le propre et le sale, le public et le privé sont confondus, où le non-sens est roi, où tout est marchandise, où les faibles, les vieux, les malades, les handicapés ne valent rien, cet enfant (qui est celui de l’espace de la modernité), quel rapport pourra-t-il avoir au monde, à son corps et à son monde intérieur, à son propre sexe comme aux individus de l’autre sexe ? Quel monde aura été élaboré pour lui, par quelles dimensions féminine et masculine ?

S’agissant du rapport des sexes, on pourrait dire qu’il s’agit avant tout du rapport, éthique, psychologique et social, de chaque individu et de chaque groupe à son propre sexe et à l’autre sexe, ainsi que de leur rapport à ce que porte chacun des registres masculin et féminin. Ce qui est en question, c’est la possibilité des individus et des groupes d’avoir un rapport au monde, un monde où ils pourraient habiter.

Le phénomène des viols collectifs l’a montré, la question n’est pas celle de l’inégalité (femme/homme, victime/agresseur), mais de l’absence d’un « monde ambiant ». La politique de la ville a en charge l’amélioration des conditions, disons des plus pauvres qui vivent dans les zones les plus méchantes du territoire. Lorsque, non sans motif, elle se concentre, parmi ces plus pauvres, sur les femmes, elle s’avance sur un champ où seuls sont présents, pour les raisons que l’on sait, les mouvements féministes et les services de défense des droits des femmes. Ce qui signifie qu’un seul pôle magnétique oriente ce champ de connaissance.

Dans le cas des viols collectifs, l’évidence amène légitimement à opposer victime et agresseurs, à tenter de réparer les droits et les dommages de l’une, et de punir (et éduquer…) les autres. Mais la politique de la ville ne peut en rester à cette lecture. Dans un deuxième temps, il lui faut bien constater que la victime n’est pas seulement celle qu’on voit, et que victimes et agresseurs sont tous victimes, tous plongé-e-s dans la misère et le désastre du monde désenchanté, monde de l’objet, de l’écart, de la non-ville, de la séparation entre l’esthétique et l’éthique.

16. Aujourd’hui, les zones d’urbanisation et de la périphérie, font partie de la réalité historique, de notre territoire anthropologique. Leur démolition ne fait que reconduire le geste de la table rase. Ces lieux demandent à être regardés avec attention, écoutés dans leurs questions et leurs propositions singulières, rendus habitables par des continuités, des vis-à-vis, etc. Retrouver la ville demande d’observer les conditions de sa remise en culture dans son territoire propre, pas de sa production industrielle par de nouveaux projets conçus dans des agences ou services d’urbanisme. (Alençon, projet – et réalisation – Lucien Kroll). 17. Scène du film « Les éternels » (2018) de Jia Zhang-ke.

Pour conclure, dans une approche sexuée des réalités auxquelles elle a à faire, la politique de la ville doit distinguer trois niveaux d’action. Si la lutte contre les discriminations et les inégalités reste plus que jamais de mise (mais elle relève du droit commun, sinon de la lutte militante que ne peut organiser aucune administration même si elle se veut charitable), l’attention aux différences et au rapport entre les sexes constitue une formulation de ses objectifs certes préférable à la « lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes ». Enfin, elle a à se centrer sur ce qui relève le plus spécifiquement de sa mission : le rééquilibrage de la ville entre ce qui relève d’un ordre masculin et ce qui relève d’un ordre féminin. Elle doit viser à redonner sa place non pas seulement à ce qui forme objet mais – à équivalence et de façon croisée – à ce qui, formant un creux, permet le passage, met en relation, accueille, à ce qui est intérieur, caché, non visible ; non pas seulement à ce qui est exposé ou surexposé, mais également à l’ombre, à la nuit ; non pas seulement à la fabrication d’objets mais à l’instauration des conditions qui permettent à des êtres vivants de naître et se développer. Enfin, non pas à la loi du plus fort ni aux régimes spéciaux mais à la Loi qui donne priorité et protection au plus faible.

Bibliographie
Augustin Berque, Du geste à la cité, Gallimard, 1993.
Henri Gaudin, Seuils et d’ailleurs, Demi-Cercle, 1992.
Erwing Goffmann, La mise en scène de la vie quotidienne, Minuit, 1973.
Françoise Héritier, Masculin/Féminin, Odile Jacob, 1996.
Pierre Legendre, La fabrique de l’Homme occidental, Mille et une nuits, 1996.
François Maspero, Le passager du Roissy Express, cité par Isaac Joseph dans « Prises, réserves, épreuves », Communications, 1997, n° 65.
Jean-Pierre Milovanoff, Cent mille nuits d’amour, Grasset, 1994.
Christian Prigent, À quoi bon encore des poètes ?, POL, 1996.
Laurence Roulleau-Berger, La ville intervalle, Méridiens Klincksieck, 1991 ; id., Le travail en friche, l’Aube, 1999.
Richard Senett, Les tyrannies de l’intimité, Seuil, 1979.

Chantal Deckmyn


[1Ce texte est une version légèrement remaniée d’un article paru en 2003 dans Le sociographe sous le titre « La question de l’égalité entre les hommes et les femmes dans la Politique de la Ville : qu’en penser, que faire ? », lui-même extrait du « Diagnostic de l’égalité entre les hommes et les femmes dans les Contrats de Ville 2000-2006 » réalisé à la demande de la Délégation Interministérielle à la Ville et rendu fin octobre 2002.

[2Augustin Berque, Du geste à la cité. Formes urbaines et lien social au Japon, Gallimard, 1993.

[3Berque, op. cit.

[4Françoise Héritier, Masculin/Féminin, Odile Jacob, 1996.


Image du bandeau : Marseille. Dans la ville constituée, le sol de l’espace public n’est pas une simple surface. Il est une épaisseur vivante, biologique et historique, un socle commun qui porte tout le monde. Il est par définition doué d’urbanité, il oriente les personnes et organise les relations entre elles, leur indique une « tenue ». Il est tout le contraire d’une surface sur laquelle poser des immeubles comme on pose des objets, les surfaces résiduelles étant à bitumer ou végétaliser.
Photographies et cartes : Chantal Deckmyn.
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